Dans leur ouvrage ''This time is different'', Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff dressent un historique général des crises financières. Leur travail est extraordinaire, en ce qu'il comprend des données remontant loin dans le temps — jusqu'au Moyen-Âge pour les questions monétaires, jusqu'au début du 19e siècle et parfois au-delà pour les données de dette publique — et couvrant un grand nombre de pays — seuls des pays ayant une présence négligeable dans la finance sont ignorés, faute de données. En établissant une telle base de données, ils peuvent donner un aperçu des différents types de crises, de leur prévalence, de leurs liens réciproques, des éventuels remèdes et aussi des raisons pour lesquelles les crises financières n'ont pas cessé et ne cesseront probablement jamais. Ce dernier point donne d'ailleurs son titre au livre: les crises sont en partie dues à la capacité qu'ont les hommes à se convaincre que, cette fois-ci, les choses seront différentes, qu'aujourd'hui, les causes des crises passées n'en entraînent plus du fait de circonstances nouvelles. Bien souvent, il s'avère bien qu'aux mêmes causes, il faille bien voir les mêmes conséquences et que ces circonstances nouvelles n'ont rien de fondamental.

Les auteurs commencent par définir les différents types de crises, s'intéressent au phénomène de répétition des défauts de paiements par les états, à la constitution de leur base de données. Ils passent ensuite à l'étude des crises proprement dites. Dans l'ordre de traitement, on trouve la répudiation de dette publique externe puis interne, les crises bancaires et enfin, les crises monétaires: forte inflation et hyperinflation, krachs monétaires. Les auteurs concluent leur ouvrage en étudiant la crise financière actuelle et tirent des conclusions.

La dette publique et sa répudiation

Le propos sur la dette publique et sa répudiation constitue sans doute le cœur du livre. La dette publique est une dette qui n'apparaît qu'à partir du moment où l'institution de l'état se sépare de la personne propre de son dirigeant. Cela est une nécessité pour les républiques et les auteurs situent ainsi en conséquence la naissance du marché international de la dette publique en Italie. Cette évolution institutionnelle a aussi lieu dans les monarchies européennes, ce qui fait que dès le 14e siècle les auteurs signalent la répudiation de sa dette extérieure, principalement due aux banquiers italiens, par la couronne d'Angleterre. Auparavant, les états cherchant des ressources monétaires rapidement ont parfois recours à des méthodes plus frustres qui se sont poursuivies longtemps. À partir du 19e siècle avec le décollage financier des principaux états européens et le délitement de l'empire colonial espagnol, le marché dette publique se développe et avec lui le cortège de répudiations.

Les auteurs différencient deux types de dette publique, la dette extérieure, émise sous la loi d'un autre pays, de la dette intérieure. Ils ont sans doute rassemblé la quasi-totalité des cessations de paiement sur la dette extérieure qui présente l'avantage d'être bien suivie. Ils ont par contre constaté qu'un tel travail était nettement plus ardu pour la dette interne. Même pour des états démocratiques de longue date et au système financier développé, ils ont rencontré des difficultés pour rassembler des données exhaustives. Il apparaît ainsi que les engagements internes ont aussi un caractère opaque pour une partie. La dette intérieure est aussi presque toujours importante du fait des outils dont bénéficie l'état pour forcer ses citoyens à lui confier — souvent via les banques — leur argent.

Un élément qui apparaît nettement dans le livre, c'est que les répudiations interviennent souvent en groupe et ce depuis fort longtemps. Ainsi, l'Espagne répudie sa dette en 1557, la France suit en 1558. Les états sud-américains sont aussi de bons exemples de ces cycles. Les auteurs dégagent une cause de répudiations: la guerre, surtout quand elle est perdue. Les autres paraissent plus obscures, mais sont liées au montant total de dettes et aux inversion de flux de capitaux. Se dégage en effet l'idée que la dette totale comparée aux revenus de l'état est un point important: il semble que les gouvernements répudient leurs dettes lorsque celle-ci franchit 3.5 ou 4 fois les revenus annuels. Un phénomène est aussi pointé, celui des séries de répudiations par certains pays. Si un pays répudie sa dette, il a de grandes chances de le refaire dans un futur assez proche créant ainsi une longue suite de répudiations. On constate cela pour les monarchies absolutistes européennes (France, Espagne), les pays d'Amérique Latine, bref tous ce qu'on pourrait appeler des pays "émergents". Ces pays ont aussi tendance à répudier les dettes à des niveaux plus faibles. Les auteurs expliquent cela par un phénomène d'intolérance à la dette qui se comprend relativement bien: ces pays paient des taux plus élevés et ont sans doute une réticence moindre à employer cet outil. On retrouve le thème du livre, les investisseurs comme les gouvernements semblent régulièrement penser que les choses ont changé pour retomber dans les mêmes travers.

Pour finir, on peut sortir de l'état de drogué de la faillite. L'exemple de la France en est un bon exemple: après avoir répudié sa dette à de nombreuses reprises sous l'Ancien Régime et un final exubérant lors de la Révolution (assignats, banqueroute des deux-tiers, etc) restructura sa dette une dernière fois en 1812. D'autres exemples sont remarquables: les Pays-Bas n'ont jamais répudié leur dette et, depuis la Glorious Revolution, le Royaume-Uni bénéficie d'institutions financières fortes. La dette britannique a ainsi pu atteindre 300% du PIB (cf ce graphique) d'alors au sortir des guerres napoléoniennes sans provoquer de répudiation. Le fait de repayer ses dettes semble ainsi très lié aux institutions du pays. En retour, le fait de pouvoir s'endetter énormément permet aux états de gagner les guerres longues, en ruinant leurs ennemis et en les dépassant en termes de moyens militaires. Cela permet aussi de mener des politiques contra cycliques en cas de crise, un avantage très substantiel.

Les crises bancaires

Les crises bancaires sont définies comme la faillite ou la prise de contrôle par l'état, à la suite de difficultés financières, d'une grande institution bancaire ou d'une multitude de petites. En consultant ce que les auteurs considèrent comme une crise bancaire, on remarque que cela rassemble des événements catastrophiques, comme la crise argentine de 2001, et des événements plus bénins, comme la faillite du Crédit Lyonnais. En conséquence, l'influence moyenne des crises bancaires sur la croissance du PIB est notable, mais pas extraordinaire. Par contre, les conséquences d'une crise importante sont bien souvent une récession, parfois profonde, suivie d'une croissance plus lente le temps que les dettes soient épongées.

Les crises bancaires entraînent une augmentation brutale de la dette publique. L'indicateur utilisé par les auteurs est curieux — ils comparent les niveaux relatifs de la dette avant et après la crise — mais il semble bien montrer que les états sont conduit à connaître de forts déficits en période de crise bancaire. Ce n'est pas tant à cause du coût du sauvetage en tant que tel, puisqu'il arrive même aux gouvernements de faire un profit sur ce type de plan proprement dit. La cause principale de la hausse de la dette publique est la crise économique qui est entraînée par la crise bancaire. Ainsi, les coûts du sauvetage peuvent presqu'être considérés comme mineurs.

Les crises bancaires frappent principalement les centres financiers internationaux, elles semblent plus courantes quand la circulation des capitaux est plus libre. Cela semble logique car d'une part, la libéralisation permet de prendre plus de risques dans des endroits éloignés et d'autre part, elle favorise les afflux de capitaux qui servent à alimenter les bulles de crédit généralement à la base des crises bancaires. Un corollaire de ceci est qu'aucun pays ne peut se targuer d'être vacciné contre les crises bancaires.

Les crises monétaires

Le dernier type de crises abordé est celui des crises monétaires, décomposé en chute du taux de change ou dévaluation, forte inflation et altération de la monnaie. Ici aussi leur gravité est variable: en systèmes de changes flottant, les mouvements de change sont erratique et le seuil fixé par les auteurs couramment dépassé. Ainsi l'euro a connu un crash vis-à-vis du dollar après la faillite de Lehmann Brothers, suivi d'un crash du dollar vis-à-vis de l'euro! Si elles ne sont pas forcément dramatiques en changes flottants, les dévaluations sont plus néfastes dans les systèmes où un taux de change est fixé par avance. Les dettes sont alors souvent contractées dans la monnaie suivie ce qui créée ensuite des problèmes de dettes. Cela dit, la baisse de la valeur de la monnaie permet aussi au pays victime de cela d'exporter plus et de profiter de la demande étrangère pour relancer son économie lors d'une crise. Les dévaluations paraissent ainsi des événements relativement bénins sauf lors d'événements particulièrement sévères où ils s'accompagnent d'une forte inflation.

L'inflation est la perte de valeur réelle de la monnaie. En conséquence, elle est utilisée depuis l'époque où les monnaies métalliques ont commencées à être frappées. Le livre contient ainsi un historique du contenu en argent des monnaies européennes depuis le Moyen-Âge jusqu'au 19 siècle, la perte moyenne est de 90%. Il faut aussi noter que certaines années ont vu des dévaluation de l'ordre de 50%, surtout après des défaites militaires, mais aussi des réévaluations lors de retours à meilleure fortune. L'intérêt pour les états était clair: ainsi on peut faire mine d'honorer les engagements pris. De nos jours le lien avec les métaux précieux a disparu et il est aisé de pratiquer ce genre de sport. Les gouvernements ne s'en sont pas privés, car cela permet bien d'alléger la charge de la dette, d'une part en diminuant son poids réel, d'autre part en collectant des revenus de nulle part. Même si l'inflation n'a pas des conséquences caractérisées par leur justice, elle a au moins le mérite d'une certaine efficacité sans avoir d'effets extraordinairement délétères lorsqu'elle est utilisée à dose élevée mais raisonnable. Mais si le gouvernement est surtout endetté à court terme, cela peut ne pas suffire et la fuite en avant jette le pays dans l'hyperinflation. Les effets sont alors dramatiques puisque, de fait, les moyens de paiement deviennent sans valeur et cela empêche tout commerce. Une autre cause de l'hyperinflation est la défaite militaire, comme le montre le cas de l'Allemagne en 1923 et de la Hongrie en 1945. Les états qui ont connu des épisodes d'hyperinflation voient souvent, de nos jours, leur monnaie disparaître au profit du dollar ou d'une monnaie vue comme non manipulable par le gouvernement. Ce qui n'empêche pas le gouvernement de forcer la conversion des dépôts lors des crises les plus graves ensuite, comme en 2001 en Argentine. On peut constater que les épisodes de forte inflation ont été réglés dans les pays développés avec l'indépendance des banques centrales.

Le livre se poursuit ensuite par une description de la crise actuelle qui est un parfait exemple de crise bancaire et une illustration du propos des auteurs.

Conclusion

Ce livre est principalement descriptif. Dans ce domaine, il est sans doute inégalé jusqu'ici au point que les tableaux occupent une bonne part des pages du livre. L'avantage est que cela permet d'avoir une vision d'ensemble et voir des corrélations de long terme. Le désavantage est que cela semble prendre un peu le pas sur l'explication des phénomènes et la détermination des causes. Cela dit il n'est pas sûr qu'il soit possible de dégager des causes, les différents types de crises se produisant parfois en même temps lors des événements les plus graves, et aussi, du fait de l'importance des choix des gouvernements sur la survenue de certains événements — comme l'hyperinflation. Les propositions de remèdes sont principalement institutionnelles: tant le problème de l'inflation que des répudiations de dette leur semble avoir été résolu de cette façon. Ils appellent aussi à plus de transparence dans les engagements des états, mais cela semble bien difficile à obtenir, surtout quand on constate que les dettes bancaires peuvent constituer de gigantesques engagements "hors bilan" et que les banques ont souvent intérêt à masquer une partie de leurs engagements.

À la suite de la répudiation équatorienne, les auteurs finissent pas une prédiction comme quoi les répudiations dans les pays émergents pourraient reprendre. Cela dit, il semble plutôt que les problèmes de dettes sont concentrés dans les pays développés.