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Le principe de précaution est formalisé dans des textes juridiques, il est inévitable que les tribunaux aient à connaître d'affaires s'y référant. Les décisions qu'ils rendent sont d'une grande importance, ce sont elles qui fixent les contours effectifs de ce principe, et non les discussions théoriques. Comme le principe de précaution a d'abord été formalisé dans des traités, il est assez naturel que ce soient les cours supra-nationales qui ont rendu les arrêts les plus anciens.

Le bœuf aux hormones

Le cas du bœuf aux hormones fait partie des querelles commerciales éternelles entre l'Union Européenne et les USA, au même titre que la banane. Suite à l'Uruguay Round, un accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS) fut ratifié. L'OMC fut aussi créée, elle comprend un organe de résolution des différends qui constitue en fait un véritable tribunal chargé d'assurer le respect des accords de libre-échange conclus dans le cadre du GATT puis de l'OMC. Il était donc à peu près certain que le cas du bœuf aux hormones serait un des premiers à être porté devant lui, ce qui n'a pas manqué.

Aux USA, ainsi qu'au Canada, il est autorisé d'utiliser des hormones de croissance ou aux effets anabolisants pour accélérer la croissance des bovins destinés à la boucherie. L'Union Européenne prohibe cette pratique et interdit la commercialisation de la viande qui pourrait provenir de ces bovins dopés. La raison donnée est que cette viande aurait des conséquences néfastes sur la santé des consommateurs, ce que contestent les pays d'outre-Atlantique. Le différend est donc clair: l'Union se livrerait à du protectionnisme sous couvert de protection de sa population. Autant le dire tout de suite, l'UE a bien été condamnée à la fois en première instance et en appel; plutôt que de changer sa législation, elle préfère subir les rétorsions commerciales depuis plus de 10 ans malgré un accord partiel de 2009 qui autorise l'entrée du bœuf US sans hormone en franchise de droits de douane.

L'accord SPS contient une disposition explicite qui met en place le principe de précaution, l'article 5.7. Cependant, l'UE ne renonça à faire appel à lui dès la première instance, déclarant que son embargo était définitif, l'article 5.7 ne permettant que des mesures temporaires. Cela dit, en appel, la possibilité de faire appel au principe de précaution lui fut reconnue. Cette possibilité s'appuie sur l'article 3.3 qui prévoit la possibilité d'adopter des normes plus sévères que celles qui sont communément admises pour peu que l'article 5 soit respecté. L'article 5 prévoit — entre autres — qu'on évalue les risques suivant des critères scientifiques. Et surtout, ce qui fait qu'on peut considérer que le principe de précaution a été appliqué en appel, est que la possibilité de retenir un point de vue minoritaire dans la communauté scientifique fut accordée (point XI B 2 du rapport d'appel).

En première instance, des experts scientifiques de la question furent amenés à répondre à une liste de questions portant sur l'état de la science et sur le niveau de dangerosité de l'élevage dopé aux hormones. Les réponses furent pour la plupart sans appel: c'est là une pratique sans danger réel pour la santé humaine lorsqu'elle est pratiquée normalement. Un seul expert interrogé signala un risque potentiel, mais il le borna à un cas de cancer par million d'habitants — plus exactement à une chance sur un million sur toute la durée de la vie — soit un nombre maximal de cancers d'environ 500 à l'heure actuelle dont 65 en France. En France, on diagnostique plus de 350k cas chaque année. Quant au risque de mauvaises pratiques d'élevage, il n'a fait l'objet d'aucune évaluation. Le panel d'appel en déduit que l'interdiction européenne ne trouve pas de fondement rationnel dans les évaluations du risque, ce qui mène directement à la condamnation de l'UE.

L'avis du panel est aussi intéressant pour ce qu'il rejette. Il rejette ainsi l'idée selon laquelle l'évaluation des risques devrait montrer qu'il n'y a absolument aucun risque du fait de l'impossibilité à arriver à une telle conclusion. En quelque sorte, l'innocuité est relative: il faut montrer que la dangerosité a une base scientifique. Le panel rejette aussi les travaux les plus généraux au profit des études plus précises et spécifiques au cas de l'élevage bovin. C'est ainsi que les études générales sur les risques provoqués par l'exposition aux hormones n'ont pas la même importance que les études qui ont porté sur l'étude de la viande venant d'élevages dopés.

Au final, le panel donne à voir quelques éléments nécessaires à l'application du principe de précaution. Pour pouvoir s'en réclamer, il faut mener une évaluation scientifique des risques. Celle-ci n'a pas pour but de démontrer l'innocuité absolue, mais au contraire de voir s'il existe des risques possibles dont on connaîtrait un minimum de choses, comme le type de maladie et une vague approximation de la magnitude de sa prévalence. Quoique le consensus sur la question n'ait rien d'obligatoire, on voit aussi que le nombre d'avis allant dans le même sens a aussi une importance. De fait, il semble qu'il s'agisse de lutter contre l'arbitraire des états: il n'est pas bien difficile de trouver une raison à une interdiction, l'accord SPS impose un minimum de rationalité.

Les médicaments et le retrait d'autorisation de mise sur le marché

Le domaine du médicament est sans doute celui où le principe de précaution est appliqué depuis le plus longtemps, avant même qu'on tente de le formaliser pour l'environnement. Les sociétés pharmaceutiques doivent obtenir une autorisation préalable pour lancer sur le marché de nouveaux médicaments. Cela est justifié par le fait que ce sont des poisons administrés à faible dose, leur absorption provoque donc des effets néfastes. Il est important que ces effets néfastes ne l'emportent pas sur les effets bénéfiques. Le système européen est le suivant: les industriels doivent montrer que leurs produits ont un bilan bénéfice/risque favorable. Ils obtiennent alors une autorisation de mise sur le marché (AMM) valable 5 ans renouvelables, pendant lesquels les états ou la commission peuvent la retirer dans certaines conditions. Certains médicaments se voient directement autorisés par l'agence européenne idoine, l'EMEA, certains autres dépendent des autorités nationales, comme l'AFSSAPS. La procédure d'autorisation des médicaments relève clairement du principe de précaution: on étudie les effets de la molécule avant de la proposer sur le marché mais on ne connaît pas exactement l'étendue des effets secondaires, en partie à cause du faible nombre de cobayes; en conséquence, l'autorisation n'est que temporaire et est révisée en fonction des connaissances du moment.

C'est ainsi qu'est né le cas Artegodan & autres contre CE. La commission avait retiré leur AMM à divers médicaments destinés à faire maigrir qui avaient comme point commun d'être tous des anorexigènes basés sur des amphétamines. En France, un médicament passa à travers les gouttes, il s'agit du Médiator finalement retiré en 2010, alors que les médicaments concernés n'avaient pas beaucoup de chances d'être autorisés au-delà de 2001, comme le montre l'exposé des faits.

La société Artegodan fabriquait une molécule, l'amfépramone, qui avait vue son AMM renouvelée en 1996. En 2000, la commission suspendit l'AMM. Dès avant le renouvèlement en 1996 des inquiétudes se firent jour, puisqu'un rapport remis à l'EMEA signalait le risque d'hypertension pulmonaire alors qu'il relevait les prescriptions de confort (§22). En 97, le gouvernement belge demande une nouvelle étude suite à des cas de valvulopathie, le rapport remis à l'EMEA conclut que le lien de cause à effet manque encore (§27). Par contre, en 1999, un rapport dit que le bilan bénéfice/risque est devenu négatif. Cela est dû à un changement dans l'état de l'art: pour lutter contre l'obésité, les médecins préconisaient désormais des traitements à long terme, alors que les traitements basés sur amphétaminiques sont limités à trois mois pour éviter la dépendance (§32). Miraculeusement, c'était à ce moment-là qu'étaient apparues sur le marché les statines qui répondaient à ce besoin. En conséquence, l'AMM fut suspendue par la commission.

La décision de la commission fut contestée sur 2 points. Un point portait sur la compétence de la commission pour prendre une telle décision, le tribunal donna raison aux sociétés pharmaceutiques. L'autre portait sur les fondements de la décision. Le tribunal porte son attention sur 2 points. Le premier est la charge de la preuve. Le régime de l'autorisation préalable n'est pas exceptionnel, beaucoup de produits vendus au publics doivent être homologués. Cependant, les tests subis sont déterminés à l'avance, il y a très peu de chances pour qu'un objet ayant réussi les tests se comporte de façon dangereuse pour ses utilisateurs. Pour les médicaments, les tests sont nettement plus longs et une surveillance s'exerce ensuite. Cependant, les AMMs sont valables 5 ans, pendant lesquels les fabricants sont normalement assurés de pouvoir vendre leur produit. Dans la présente affaire, les sociétés alléguaient qu'accepter la décision de la commission revenait à renverser la charge de la preuve (§157). En effet, pendant les 5 ans de validité, c'est aux autorités d'apporter la preuve de la dangerosité ou de l'inefficacité du produit. Les sociétés requérantes affirmaient en plus qu'il fallait une preuve absolue contrairement à la phase d'autorisation où une controverse peut suffire. Le tribunal donne en partie raison à la commission: s'il n'est pas nécessaire de fournir une preuve absolue mais seulement des indices sérieux et concluants (§192), il faut toutefois que des faits nouveaux soient à la base de la décision (§194). Comme on l'a vu les rapports d'experts n'émettaient pas de conclusions tranchées quant aux dangers de ces anorexigènes, ce qui a emporté la décision c'est le changement dans l'état de l'art. En conséquence, le tribunal va invalider la décision parce qu'il manque ce fait nouveau: un changement d'appréciation ne suffit pas (§211).

Ce qui apparaît dans la décision du tribunal, c'est que le régime de la preuve reste le même tout au long de la vie du médicament. Il n'y a pas tellement de différence entre l'existence d'une controverse avant l'autorisation et le fait de n'apporter que des indices sérieux mis à part la personne qui doit argumenter en premier. Ce qui change, c'est que les fabricants bénéficient d'une certaine sécurité juridique pendant une période de 5 ans, où il faut des faits nouveaux. On ne peut retirer l'AMM parce que la façon de considérer les risques et le bénéfices a changé. Une nouvelle fois, le tribunal protège contre un certain arbitraire des autorités. Mais il accorde aussi un certain degré de protection aux intérêts économiques des fabricants qui, quoiqu'on en dise, sont toujours bien présents en la matière.

Ces deux décisions ont des éléments communs. Tout d'abord, il s'agit dans les deux cas d'invalider les décisions prises par une autorité publique, ce en quoi elles réussissent. Ces décisions limitent donc la portée du pouvoir des autorités. Ensuite que le principe de précaution y est exposé comme un principe donnant plus de latitude aux pouvoirs publics dans leur moyen principal d'action: l'interdiction. Le principe de précaution n'apparaît pas du tout ici comme une révolution. Tous les principes juridiques appliqués trouvent leur origine dans les contentieux en abus de pouvoir. C'est ainsi que les pouvoirs publics doivent pouvoir avancer une base raisonnable à leur action, que cette base raisonnable doit être fondée sur l'observation des faits, que les bénéfices et les risques en présence doivent être évalués et qu'à la suite de cela, la décision prise semble être proportionnée à l'enjeu.

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