En 2005, c'est à dire pendant la préhistoire, Jean-Noël Jeanneney, alors directeur de la Bibliothèque Nationale de France, avait tempêté contre Google qui venait de démarrer son programme de numérisation des fonds de littérature présents dans les bibliothèques de grandes universités américaines. Ce programme a depuis été étendu à diverses bibliothèques de par le monde, y compris celle de Lyon. Les œuvres tombées dans le domaine public y sont disponibles librement, comme on peut le constater. Jeanneney dénonçait alors le risque d'une domination écrasante de l'Amérique.

En 2008, la rumeur courut que, finalement, un accord eût pu se conclure avec l'implacable ennemi, mais rien ne se fit. En 2013, 8 après le début du projet de Google, on apprend que la bibliothèque va numériser son fonds via un partenariat public-privé. Les entreprises privées se rémunéreront en commercialisant le contenu des ouvrages numérisés et disposeront d'une exclusivité de 10 ans sauf pour une petite partie qui sera publiée immédiatement sur Gallica, qui rassemble ce qui a déjà été numérisé. Le travail s'étalera sur 10 ans. On peut donc constater que les conditions sont bien moins favorables pour le public que ce qu'a pratiqué Google: la totalité des ouvrages numérisés ne sera disponible librement qu'en 2033, alors même qu'ils sont libres de droits et qu'avec Google, ils seraient sans doute déjà disponibles.

Cet évènement, même s'il est d'une dimension limitée, est révélateur de travers de la vie publique française. C'est d'abord un révélateur de l'impécuniosité de l'état français. Le patrimoine culturel français est concédé en partie à une entreprise privée parce que la BNF n'a pas les moyens de payer l'ensemble des frais de numérisation et n'a aucun espoir d'obtenir les crédits nécessaires. Elle a donc développé un partenariat public privé où l'entreprise privée valorisera son travail pour recouvrer les sommes manquantes. Les partenariats public-privé sont très populaires dans les projets d'infrastructures, car ils permettent d'éviter d'augmenter la dette de l'état: l'engagement de verser à intervalles régulier des sommes d'argent est simplement compter dans les dépenses annuelles à prévoir. Le revers est que les sommes à verser sont bien supérieures à ce qu'il aurait fallu verser si l'emprunt avait bien eu lieu à la place: les taux de rémunération du capital sont bien plus élevés que les taux des OATs. Dans le cas qui nous occupe le but de la BNF est de conserver les ouvrages dans le meilleur état possible mais aussi de permettre leur consultation, de préférence par le plus grand nombre. Or, il s'avère que la BNF va privatiser une partie du domaine public, ce qui va empêcher de consulter les copies numériques de certains documents dont justement la consultation devrait être libre. La manque d'argent pousse ainsi l'état à prendre des décisions douteuses du point de vue des finances et des buts qu'il poursuit.

Ensuite, on peut voir le biais cocardier. Le problème n'était pas que Google puisse être ou devenir une société trop puissante, mais qu'elle soit américaine. Autant une certaine méfiance peut être de mise dans les domaines militaires, autant dans le domaine culturel, s'il s'agissait de faire connaître la culture française, la nationalité de l'entreprise qui numérise le fonds de la BNF importe peu. L'important est plutôt que ce qui est numérisé soit facilement et immédiatement à la disposition du plus grand nombre. La politique culturelle de la France est en grande partie bâtie sur cette hostilité envers l'étranger. C'est ainsi que les productions étrangères, américaines au premier chef, se voient exclues par des quotas de productions françaises à diffuser obligatoirement; il y a des obligations de financement de l'industrie locale payées in fine par les consommateurs, comme au cinéma. Bref, toute une démarche protectionniste est mise en place et débouche sur des errements, comme des acteurs sur-payés ou le refus d'une possible aide étrangère.

Enfin, il y a la peur de la nouveauté et un état d'esprit qui ne voit que les menaces et pas les opportunités. De fait, s'allier à Google était une opportunité: la mise à disposition du public aurait été faite gratuitement, Google a numérisé des fonds sans demander d'argent aux bibliothèques, ni d'exclusivité dans la numérisation et la diffusion. Cet état d'esprit s'accorde très bien de l'esprit cocardier. Cette focalisation sur les menaces pousse en plus à de graves erreurs d'analyse du marché des biens culturels. En France, il est quasiment impossible de lancer de nouveaux services sur les marchés culturels car, immédiatement, par peur de perdre des revenus, les intervenants déjà présents veulent que le nouvel entrant paie immédiatement de grosses sommes. C'est le cas avec des choses assez futiles comme la VoD, mais c'est sans doute aussi le raisonnement tenu par la BNF: quelqu'un pourrait lancer une activité à succès sur la numérisation de son fonds et ne jamais rien lui reverser. On ne peut pas dire que ce soit un état d'esprit qui favorise l'innovation et l'adoption de nouvelles techniques...

Au final, on voit que ce dossier a été particulièrement mal géré et que les citoyens français n'ont pas eu les résultats auxquels ils auraient pu s'attendre. La numérisation du fonds de la BNF a déjà avancé, on peut par exemple consulter les premières version imprimées des pièces de théâtre de Corneille ou Racine, mais tout ne sera pas disponible avant 2033 faute d'avoir su saisir une opportunité. Malheureusement, sous ces péripéties, on voit poindre un état d'esprit qui me semble être bien présent dans la politique en général: manque d'argent qui amène des comportements néfastes, comportement cocardier qui confine parfois à la xénophobie, focalisation sur les menaces et oubli des opportunités.