Le marché des quotas de CO₂ a-t-il échoué?
Par proteos le 23 août 2013, 21:37 - Énergie - Lien permanent
Le rapport de la Cour des Compte sur les énergies renouvelables comporte une partie où elle tente d'évaluer les bénéfices des diverses politiques d'aide mises en place. Pour cela, il est pratique de pouvoir donner un prix aux tonnes de CO₂ dont on aura évité l'émission, puisque c'est là un des buts avoués de la politique en faveur des énergies renouvelables. Elle distingue divers modes de valorisation parmi lesquels le marché des droits à polluer, la valeur tutélaire — qui est une sorte de valorisation intrinsèque des bénéfices de moindres émissions — et la valorisation fiscale. Après avoir constaté le faible prix des droits à émettre du CO₂, elle affirme que en raison de l'échec du marché à valoriser le carbone, la seule valorisation qui intègre les dommages environnementaux reste une valorisation théorique publique, appelée valeur tutélaire du carbone
. C'est une antienne qui est souvent reprise dans les média tant francophones qu'anglophones et qui me semble attribuer à ce marché une tache qu'il ne pouvait effectuer.
L'essence du marché du carbone est la suivante: les états de l'UE (et quelques autres) émettent des titres qui donnent le droit de rejeter dans l'atmosphère du CO₂, avec 1 tonne de rejet pour 1 titre. Pour des raisons pratiques, seul un certain nombre d'industries sont obligées d'en détenir, les particuliers en sont par exemple dispensés. Le principe est alors de placer une limite supérieure globale aux rejets des grandes industries comme la sidérurgie, la fabrication de ciment et d'électricité. Cette limite supérieure, actuellement d'un peu plus de 2Gt, décroît d'année en année, il est prévu que la quantité de titres créés par les états baisse de 1.7% par an d'ici 2020. De cette façon, les rejets de CO₂ peuvent être progressivement amenés à un niveau ne mettant pas trop en danger l'équilibre climatique de la planète. Ces titres sont prévus pour être échangeables contre de l'argent — y compris auprès des états qui mettent aux enchères une partie des titres émis chaque année — ce qui fait que la répartition des efforts de réduction des rejets n'est pas fixée à l'avance, et devrait commencer par là où c'est le moins cher, les industries où il est plus facile d'éviter de rejeter du CO₂ revendant leurs crédit aux autres ou passant leur tour lors des enchères. Si une entreprise rejette du CO₂ sans avoir acquis de droit à polluer, elle doit payer une amende, ce qui fait que lorsque la limite supérieure des rejets est dépassée, ce système se transforme en taxe carbone. On voit donc que le résultat est de se donner une quantité maximale de pollution émise chaque année.
En fait, les états ne sont pas la seule source de droits à polluer. Le protocole de Kyoto a créé des certificats de réduction des émissions via ce qui est pompeusement désigné sous le nom de mécanisme de développement propre, alias CDM. L'ensemble des certificats émis représente environ 1.4Gt de CO₂, ils peuvent être utilisées dans l'UE au même titre que les droits émis par les états. Ce sont donc 1.05Gt qui se sont retrouvés ces 5 dernières années sur le marché européen. Soit environ 10% du total des titres émis par les états ou l'équivalent des titres créés par la Pologne. La même Pologne qui a tenté d'obtenir le droit de donner des crédits gratuits pour des usines inexistantes. Dans le même ordre d'idées, des manœuvres ont fait que les crédits obtenus par le CDM ne sont valables qu'à condition qu'ils n'aient pas été attribués pour la construction d'une centrale nucléaire ou pour la création d'une forêt, par exemple. Pourquoi ces exceptions, alors que construire certains types de centrales au charbon y donne droit? Eh bien, parce que! … Ou bien plus exactement qu'il faut bien faire un compromis pour faire passer certaines mesures. Dans le cas d'un marché comme les droits à polluer, les compromis sur les quantités de titres sont fondamentaux. Une fois qu'ils sont actés, il est très difficile de revenir dessus … et difficile de blâmer le marché du carbone lui-même pour les décisions qui ont mené là: après tout, la contrainte majeure de ce marché est cette quantité de titres créés!
Un autre exemple de cette dépendance à la quantité de titres est le marché US des droits à émettre du dioxyde de soufre (SO₂), gaz qui entraîne des pluies acides. Ce système est souvent vanté comme ayant très bien marché. Il est crédité d'une baisse des émissions de 43% entre 1990 et 2007. Mais comme le nombre de permis émis chaque année n'a pas varié depuis 2000, car le Congrès n'a pas réussi à trouver un accord, le prix des permis s'est effondré. En fait, il s'avère que ce système pêche par sa rigidité: pour modifier le paramètre principal qui est le nombre de titres émis chaque année, il faut passer par le Congrès. La réglementation est nettement plus facile à modifier et c'est ce qui s'est passé aux USA: la réglementation a été durcie au point où il est impossible d'atteindre le plafond d'émissions. On a aussi assisté à un retrait du charbon au profit du gaz de schiste dans la production d'électricité. Mais personne ne dit que le marché du SO₂ est un échec parce que le prix des permis est trop bas; pour constater si les buts sont atteints, on regarde si le plafond a été respecté et combien cela a coûté. On ne se pose même pas la question de savoir s'il eût été possible de faire mieux, or il s'avère que dans le même temps, l'UE a fait bien mieux. Les émissions de SO₂ y ont été divisées par 3, certains pays comme le Royaume-Uni les ont divisées par 6. La cause en est que l'UE a édicté des réglementation strictes notamment via les directives GIC (LCP en anglais) et IED.
Dans le domaine des émissions de CO₂, on constate que l'UE a aussi adopté toute une série de réglementations qui visent à diminuer les émissions. On peut citer les engagements sur les énergies renouvelables, sur l'efficacité énergétique ou même les directives LCP et IED qui vont faire fermer de vieilles centrales au charbon et au fioul. Des évènements non prévus au départ peuvent aussi permettre de respecter le plafond sans effort. La dépression actuelle en fait partie: de nombreuses aciéries et cimenteries ont fermé, la demande en électricité stagne voir baisse à cause de la faillite de nombreuses entreprises et de la baisse du niveau de vie des habitants. Évidemment, peu souhaitaient que le respect du plafond d'émissions passe par une crise pareille et le scénario prévu était que des investissements permettraient de conjuguer croissance et limitation des émissions de CO₂. C'est simplement ignorer que devenir l'Albanie est une façon de réduire drastiquement les émissions de CO₂. Après tout le marché du CO₂ ne dit pas comment réduire les émissions, mais fixe juste la limite à ne pas dépasser. Le prix des permis ne fait que refléter l'effort qu'il faut faire pour être sûr de ne pas dépasser le plafond ou alors, lorsqu'on est trop près ou delà du plafond, le prix de l'amende.
Comme le prix des permis reflète surtout l'effort à faire pour rester sous le plafond prévu à l'origine, il n'y a aucune raison que ce prix reflète le coût pour la société de la pollution. On peut même dire que les promoteurs d'un tel système espèrent ouvertement que le prix des permis soit nettement inférieur au coût de la pollution. Que les prix du carbone sur le marché soient bas n'est pas en soi-même un échec. S'en plaindre, c'est surtout se plaindre que les évènements n'ont pas été conforme à ce qui avait été prévu. Or sur le marché du carbone, le prix s'ajuste en partie par ces évènements imprévus, qu'ils soient bons ou mauvais. Cela veut aussi dire que les valorisations théoriques et via le marché n'ont pas les mêmes significations. Une valorisation théorique donne une idée des sommes qu'on peut rationnellement payer pour éviter une pollution, en dehors de toute autre considération, notamment de savoir s'il existe une façon plus économique de faire. La valorisation par le marché a pour but de rechercher la façon la plus économique d'atteindre une certaine quantité de pollution. En ce sens, il n'y a pas à se prévaloir d'un éventuel échec du marché pour se référer à une valorisation théorique, d'une part parce que le marché ne couvre pas l'ensemble des des émissions, d'autre part parce qu'il peut finalement devenir rationnel de diminuer la pollution plus qu'il n'était prévu au départ. Inversement, un prix bas sur le marché du carbone signale surtout que les objectifs fixés au départ vont être atteints sans beaucoup d'efforts, mais sans rien dire sur la situation générale de l'UE.
Finalement, on peut dire qu'on affuble la situation actuelle du marché du CO₂ du nom d'échec pour de mauvaises raisons. Ce qui est regretté, c'est que les choses ne sont pas passées comme prévu: c'est la crise qui a fait s'effondrer les émissions dans le secteur industriel, pas une quelconque innovation. C'est oublier que le marché ne fait que fixer un maximum d'émission — qui peut être dépassé en payant une amende, d'ailleurs — et que d'autres politiques que le seul marché du CO₂ sont en place pour essayer de faire baisser les émissions, comme par exemple les subventions aux énergies renouvelables. Il est inévitable que ces subventions exercent une pression à la baisse sur les prix des permis … en engageant parfois des dépenses astronomiques. On ne peut pas non plus confondre le coût théorique de la pollution et le prix des permis, puisqu'en fait l'espoir est que la pollution sera réduite en dépensant moins que ce que la pollution coûte à la société. Au fond, le marché du CO₂ n'est que la voiture balais des politiques européennes sur le sujet, c'est une tentative de fixer un plafond annuel d'émissions. Se plaindre de son échec du fait du bas prix des permis, c'est un peu se plaindre que la voiture balais soit vide à l'arrivée d'une étape du Tour de France. L'étape était peut-être trop facile, peut-être le peloton n'est-il composé que de dopés, mais rien de tout cela n'est la faute de la voiture balais.
Commentaires
"les particuliers en sont par exemple dispensés."
Ils ne sont pas dispensés de TIPP.
Ramené à la tonne de CO2, ça doit douiller.
simple-touriste,
La TIPP est une taxe contrairement au régime des droits à polluer, qui peuvent être donnés.
Mais c'est clair que le coût à la tonne de carbone des taxes sur les carburants est bien plus élevé que le prix des ETS.
@ simple-touriste
Pour le gazole, la TICPE est de 0,4284 €/L en 2013. La combustion du gazole émet 2 650 g CO2/L. La TICPE sur le gazole équivaut donc à une taxe carbone d'environ 162 € la tonne de CO2.
Pour l'essence, la TICPE est de 0,6069 €/L en 2013. La combustion de l'essence émet 2 320 g CO2/L. La TICPE sur l'essence équivaut donc à une taxe carbone d'environ 262 € la tonne de CO2.
Pour le GPL, la TICPE est de 0,1076 €/kg en 2013. La combustion du GPL (que je suppose ici être composé à 100 % de propane) émet 2 360 g CO2/L. La TICPE sur le GPL équivaut donc à une taxe carbone d'environ 45,6 € la tonne de CO2.
Pour le fioul domestique, la TICPE est de 0,057 €/L en 2013. La combustion du fioul domestique émet 2 650 g CO2/L (ce n'est rien d'autre que du gazole moins taxé). La TICPE sur le fioul domestique équivaut donc à une taxe carbone d'environ 24,6 € la tonne de CO2.
Enfin, pour le gaz naturel, la TICPE est de 0,0119 €/kWh en 2013. D'après le DEFRA britannique, la combustion du gaz émet 185 g CO2/kWh. La TICPE sur le gaz équivaut donc à une taxe carbone d'environ 64,3 € la tonne de CO2. A noter que le même DEFRA indique qu'en pratique (en tout cas au Royaume-Uni), les différentes pertes font qu'il faudrait plutôt prendre 203 g CO2/kWh. Dans ce cas, la TICPE sur le gaz équivaudrait alors à une taxe carbone d'environ 58,6 € la tonne de CO2.
Par ces différents calculs, on voit que les particuliers sont déjà bien touchés par la TICPE, mais seulement pour l'essence et le gazole. On voit d'ailleurs l'énorme écart de taxation entre le gazole et l'essence (presque un facteur 2, si l'on suit le critère des émissions de CO2 ; avant ce soir, je n'avais pas réalisé qu'il était aussi énorme !)
Enfin, vu par l’œilleton des émissions de CO2, on voit l'énormité du trou dans la raquette de la TICPE : hors essence et gazole, les particuliers ne sont pour ainsi dire pas taxés sur les combustibles qu'ils consomment. L'écart entre gazole et fioul domestique (un facteur 6,6 !) est particulièrement criant quand on sait que normalement, il s'agit exactement du même produit !
Hollydays,
Les docs du bilan carbone donnent plutôt 2.4kg de CO₂/L. Mais ça ne change pas trop les ordres de grandeur. Comme pour le gaz naturel, il y a aussi des émissions liés à la filière…
Mais c'est clair que ce sont les carburants qui sont très taxés. Le reste, c'est nettement plus calme, d'où la différence entre le diesel et le fioul domestique. Sur les taxes sur le sans-plomb, bien sûr que la différence est énorme. Il y a déjà 50% au litre de différence et c'est connu qu'il y a plus de carbone dans le gazole que dans l'essence. L'essence est un carburant plus léger, au sens où il y a plus d'hydrogène. C'est ça qui fait que la différence de taxation est totalement incompréhensible: pour un bénéfice nul par rapport à l'essence, le diesel est moins taxé!!
"vu par l’œilleton des émissions de CO2"
Oui, mais on peut aussi le voir comme une redevance routière (avant la "prise de conscience GES", on ne pouvait justifier la TIPP (enfin, le nom de la taxe à l'époque) comme une taxe CO2 (de même qu'on ne peut pas rétro-justifier le lancement du programme électronucléaire français comme un programme anti-CO2 au départ, puisque c'était un programme anti-importation de carbone).
Donc on pourrait décomposer la TIPP en deux impôts :
Bien sûr, le fioul domestique ne doit pas être taxé sur le premier.
Sur le diesel, c'est le fait d'avoir plus de carbone, qui fait que la densité énergétique est plus élevé, et qu'on peut faire plus de km avec la même quantité. Ici, le chiffre est 14% de carbone en plus, cela semble relativement bien correspondre à la différence de performance qu'on en tire.
Sur l'échec, j'en envie de dire que c'est surtout l'échec d'un raccourci qui consistait à penser que la réduction du CO2 allait être la réduction de l'intensité carbone du PIB, en oubliant qu'il y a 3 facteurs dans l'équation de Kaya et qu'une diminution de la population, ou une diminution du PIB/personne (donc récession) mènent tout autant à ce résultat.
Qui plus est un déplacement du PIB en Chine mène à la réduction des émissions comptabilisées tout en conduisant à une augmentation des émissions mondiales, y compris par unité de PIB consommé en Europe.
Mais même en oubliant le second point, c'est pour moi un vrai échec au final. Tout simplement parce que la réduction du PIB n'est pas un moyen accepté d'arriver au résultat, et donc l'Europe déploie activement des politiques destinées au contraire à augmenter ce PIB. Dès que cela fonctionnera, le prix carbone remontera rapidement et il ne sera pas possible d'arriver précipitamment aux gains d'efficacité qui étaient censés s'étaler sur des années. En particulier du fait d'investissements importants qui ont été immobilisés de manière incompatible avec l'amélioration de l'intensité carbone, comme des centrales charbons à la place de gaz. Les règles du marché carbone actuel deviendront politiquement intenable, et là cela conduit directement à un vrai échec incontestable, abandon du plafond actuellement prévu.
Pour éviter ce résultat final, il faut une réforme.
Soit vers un mode "best effort" où face à 2 objectifs inconciliables, qu'il faudrait en réalité faire tout ce qui est possible pour réduire le CO2, et qu'au delà d'un certain coût financier, c'est politiquement impossible, le contrôle devienne sur le coût de la tonne de carbone et non sur la quantité, et donc passer à une taxe carbone fixe.
Ou bien soit vers un mode focalisé sur le facteur durable, l'intensité carbone, et contrôler celle-ci et non la quantité totale de carbone émise.
Mais passer à ces stratégies sans jeter à la poubelle toute l'organisation actuelle, conduit probablement à utiliser des quotas carbones ajustables, en fonction soit du prix, soit de l'intensité constaté.
jmdesp,
Le problème ici, c'est qu'un marché de droits à polluer n'est pas une politique de best effort. La politique de best effort la plus évidente est la taxe carbone où on dit qu'une tonne de carbone coûte N euros à la société, et qu'on va donc supprimer toute émission qui coûte moins de N euros à supprimer. Un marché de droits à polluer est un marché où il s'agit d'atteindre une cible au moindre coût. Si la cible devient facile à atteindre pour une raison ou pour une autre, le prix dégringole.
Je ne suis pas convaincu par l'argument des investissements qui viendront trop tard, d'abord parce que je ne crois pas à un retour prolongé de la croissance et que l'Europe est dans une situation à la japonaise avec une mauvaise démographie et des tonnes de dettes à éponger.
Bien sûr, plus le temps avance plus il sera difficile de conserver le plafond d'émission. En effet, soit on est sur le chemin de devenir l'Albanie et personne n'en aura rien à cirer du plafond, soit on va finir par buter contre et ça va faire mal aux gens forcés d'investir et/ou de délocaliser.
Est-ce qu'il y a une taxe prévue sur l'importation de produits à forte "teneur" en CO2 (émis ailleurs, mettons en Chine)?
(Elle craint ma phrase, mais je pense être clair.)
simple-touriste,
Ce genre de droits de douanes ont été évoqués. On peut cependant prévoir ce qu'on veut l'essentiel est ce qu'on fait. En la matière, les réactions à l'inclusion des compagnies aériennes dans le marché du CO₂ montre que ce genre de droits de douanes est presqu'impossible à mettre en place sans déclencher une escalade de droits de douanes ou autres types de rétorsions partout dans le monde sous les prétextes les plus divers.
HollyDays,
Au fait, il y a un zéro qui manque dans la taxe sur le gaz. Elle vaut actuellement 1.19€/MWh, soit 0.00119€/kWh. En comptant 0.2t de CO₂ par MWh du fait du gaz, on arrive plutôt aux alentours de 6€/t.