Le rapport de la Cour des Compte sur les énergies renouvelables comporte une partie où elle tente d'évaluer les bénéfices des diverses politiques d'aide mises en place. Pour cela, il est pratique de pouvoir donner un prix aux tonnes de CO₂ dont on aura évité l'émission, puisque c'est là un des buts avoués de la politique en faveur des énergies renouvelables. Elle distingue divers modes de valorisation parmi lesquels le marché des droits à polluer, la valeur tutélaire — qui est une sorte de valorisation intrinsèque des bénéfices de moindres émissions — et la valorisation fiscale. Après avoir constaté le faible prix des droits à émettre du CO₂, elle affirme que en raison de l'échec du marché à valoriser le carbone, la seule valorisation qui intègre les dommages environnementaux reste une valorisation théorique publique, appelée valeur tutélaire du carbone. C'est une antienne qui est souvent reprise dans les média tant francophones qu'anglophones et qui me semble attribuer à ce marché une tache qu'il ne pouvait effectuer.

L'essence du marché du carbone est la suivante: les états de l'UE (et quelques autres) émettent des titres qui donnent le droit de rejeter dans l'atmosphère du CO₂, avec 1 tonne de rejet pour 1 titre. Pour des raisons pratiques, seul un certain nombre d'industries sont obligées d'en détenir, les particuliers en sont par exemple dispensés. Le principe est alors de placer une limite supérieure globale aux rejets des grandes industries comme la sidérurgie, la fabrication de ciment et d'électricité. Cette limite supérieure, actuellement d'un peu plus de 2Gt, décroît d'année en année, il est prévu que la quantité de titres créés par les états baisse de 1.7% par an d'ici 2020. De cette façon, les rejets de CO₂ peuvent être progressivement amenés à un niveau ne mettant pas trop en danger l'équilibre climatique de la planète. Ces titres sont prévus pour être échangeables contre de l'argent — y compris auprès des états qui mettent aux enchères une partie des titres émis chaque année — ce qui fait que la répartition des efforts de réduction des rejets n'est pas fixée à l'avance, et devrait commencer par là où c'est le moins cher, les industries où il est plus facile d'éviter de rejeter du CO₂ revendant leurs crédit aux autres ou passant leur tour lors des enchères. Si une entreprise rejette du CO₂ sans avoir acquis de droit à polluer, elle doit payer une amende, ce qui fait que lorsque la limite supérieure des rejets est dépassée, ce système se transforme en taxe carbone. On voit donc que le résultat est de se donner une quantité maximale de pollution émise chaque année.

En fait, les états ne sont pas la seule source de droits à polluer. Le protocole de Kyoto a créé des certificats de réduction des émissions via ce qui est pompeusement désigné sous le nom de mécanisme de développement propre, alias CDM. L'ensemble des certificats émis représente environ 1.4Gt de CO₂, ils peuvent être utilisées dans l'UE au même titre que les droits émis par les états. Ce sont donc 1.05Gt qui se sont retrouvés ces 5 dernières années sur le marché européen. Soit environ 10% du total des titres émis par les états ou l'équivalent des titres créés par la Pologne. La même Pologne qui a tenté d'obtenir le droit de donner des crédits gratuits pour des usines inexistantes. Dans le même ordre d'idées, des manœuvres ont fait que les crédits obtenus par le CDM ne sont valables qu'à condition qu'ils n'aient pas été attribués pour la construction d'une centrale nucléaire ou pour la création d'une forêt, par exemple. Pourquoi ces exceptions, alors que construire certains types de centrales au charbon y donne droit? Eh bien, parce que! … Ou bien plus exactement qu'il faut bien faire un compromis pour faire passer certaines mesures. Dans le cas d'un marché comme les droits à polluer, les compromis sur les quantités de titres sont fondamentaux. Une fois qu'ils sont actés, il est très difficile de revenir dessus … et difficile de blâmer le marché du carbone lui-même pour les décisions qui ont mené là: après tout, la contrainte majeure de ce marché est cette quantité de titres créés!

Un autre exemple de cette dépendance à la quantité de titres est le marché US des droits à émettre du dioxyde de soufre (SO₂), gaz qui entraîne des pluies acides. Ce système est souvent vanté comme ayant très bien marché. Il est crédité d'une baisse des émissions de 43% entre 1990 et 2007. Mais comme le nombre de permis émis chaque année n'a pas varié depuis 2000, car le Congrès n'a pas réussi à trouver un accord, le prix des permis s'est effondré. En fait, il s'avère que ce système pêche par sa rigidité: pour modifier le paramètre principal qui est le nombre de titres émis chaque année, il faut passer par le Congrès. La réglementation est nettement plus facile à modifier et c'est ce qui s'est passé aux USA: la réglementation a été durcie au point où il est impossible d'atteindre le plafond d'émissions. On a aussi assisté à un retrait du charbon au profit du gaz de schiste dans la production d'électricité. Mais personne ne dit que le marché du SO₂ est un échec parce que le prix des permis est trop bas; pour constater si les buts sont atteints, on regarde si le plafond a été respecté et combien cela a coûté. On ne se pose même pas la question de savoir s'il eût été possible de faire mieux, or il s'avère que dans le même temps, l'UE a fait bien mieux. Les émissions de SO₂ y ont été divisées par 3, certains pays comme le Royaume-Uni les ont divisées par 6. La cause en est que l'UE a édicté des réglementation strictes notamment via les directives GIC (LCP en anglais) et IED.

Dans le domaine des émissions de CO₂, on constate que l'UE a aussi adopté toute une série de réglementations qui visent à diminuer les émissions. On peut citer les engagements sur les énergies renouvelables, sur l'efficacité énergétique ou même les directives LCP et IED qui vont faire fermer de vieilles centrales au charbon et au fioul. Des évènements non prévus au départ peuvent aussi permettre de respecter le plafond sans effort. La dépression actuelle en fait partie: de nombreuses aciéries et cimenteries ont fermé, la demande en électricité stagne voir baisse à cause de la faillite de nombreuses entreprises et de la baisse du niveau de vie des habitants. Évidemment, peu souhaitaient que le respect du plafond d'émissions passe par une crise pareille et le scénario prévu était que des investissements permettraient de conjuguer croissance et limitation des émissions de CO₂. C'est simplement ignorer que devenir l'Albanie est une façon de réduire drastiquement les émissions de CO₂. Après tout le marché du CO₂ ne dit pas comment réduire les émissions, mais fixe juste la limite à ne pas dépasser. Le prix des permis ne fait que refléter l'effort qu'il faut faire pour être sûr de ne pas dépasser le plafond ou alors, lorsqu'on est trop près ou delà du plafond, le prix de l'amende.

Comme le prix des permis reflète surtout l'effort à faire pour rester sous le plafond prévu à l'origine, il n'y a aucune raison que ce prix reflète le coût pour la société de la pollution. On peut même dire que les promoteurs d'un tel système espèrent ouvertement que le prix des permis soit nettement inférieur au coût de la pollution. Que les prix du carbone sur le marché soient bas n'est pas en soi-même un échec. S'en plaindre, c'est surtout se plaindre que les évènements n'ont pas été conforme à ce qui avait été prévu. Or sur le marché du carbone, le prix s'ajuste en partie par ces évènements imprévus, qu'ils soient bons ou mauvais. Cela veut aussi dire que les valorisations théoriques et via le marché n'ont pas les mêmes significations. Une valorisation théorique donne une idée des sommes qu'on peut rationnellement payer pour éviter une pollution, en dehors de toute autre considération, notamment de savoir s'il existe une façon plus économique de faire. La valorisation par le marché a pour but de rechercher la façon la plus économique d'atteindre une certaine quantité de pollution. En ce sens, il n'y a pas à se prévaloir d'un éventuel échec du marché pour se référer à une valorisation théorique, d'une part parce que le marché ne couvre pas l'ensemble des des émissions, d'autre part parce qu'il peut finalement devenir rationnel de diminuer la pollution plus qu'il n'était prévu au départ. Inversement, un prix bas sur le marché du carbone signale surtout que les objectifs fixés au départ vont être atteints sans beaucoup d'efforts, mais sans rien dire sur la situation générale de l'UE.

Finalement, on peut dire qu'on affuble la situation actuelle du marché du CO₂ du nom d'échec pour de mauvaises raisons. Ce qui est regretté, c'est que les choses ne sont pas passées comme prévu: c'est la crise qui a fait s'effondrer les émissions dans le secteur industriel, pas une quelconque innovation. C'est oublier que le marché ne fait que fixer un maximum d'émission — qui peut être dépassé en payant une amende, d'ailleurs — et que d'autres politiques que le seul marché du CO₂ sont en place pour essayer de faire baisser les émissions, comme par exemple les subventions aux énergies renouvelables. Il est inévitable que ces subventions exercent une pression à la baisse sur les prix des permis … en engageant parfois des dépenses astronomiques. On ne peut pas non plus confondre le coût théorique de la pollution et le prix des permis, puisqu'en fait l'espoir est que la pollution sera réduite en dépensant moins que ce que la pollution coûte à la société. Au fond, le marché du CO₂ n'est que la voiture balais des politiques européennes sur le sujet, c'est une tentative de fixer un plafond annuel d'émissions. Se plaindre de son échec du fait du bas prix des permis, c'est un peu se plaindre que la voiture balais soit vide à l'arrivée d'une étape du Tour de France. L'étape était peut-être trop facile, peut-être le peloton n'est-il composé que de dopés, mais rien de tout cela n'est la faute de la voiture balais.