En décembre dernier, une loi de programmation militaire a été adoptée. Comme les précédentes, elle prévoit des crédits d'investissement pour acheter des armes et du matériel — destinés à être rabotés —, des subsides pour financer des opérations à l'étranger — destinés à être dépassés — ainsi que des possibilités légales supplémentaires d'action pour les services de sécurité. C'est le cas d'un article qui a créé la polémique et installe dans la loi un droit d'accès administratif aux données de connexion.

Cet article a suscité l'ire de l'association des entreprises vivant d'Internet et celle des activistes favorables à la liberté sur Internet. Ces réactions, il est vrai quelque peu tardives, ont suscité des réponses de la part des promoteurs du texte, le député Urvoas et le sénateur Sueur. Un des premiers points avancés est que les contestataires ont partie liée aux géants américains du web, impliqués dans le programme PRISM de la NSA. On ne peut que remarquer que ces derniers n'ont pas forcément toujours été consentants, et que ce type d'argument tend à renforcer l'image du barbouze paranoïaque, pour qui toute contradiction est le fait de l'ennemi.

Le principal de l'argumentation porte en fait sur les garanties institutionnelles apportées par la loi. Le problème est que des affaires plus ou moins récentes ne donnent pas forcément confiance dans un tel système, soit parce qu'il a été contourné, soit parce que le contrôle n'a pas empêché des dérives. C'est ainsi que David Sénat a été viré de son poste de conseiller au ministère de la Justice parce que ses appels téléphoniques ont été épluchés, les services se retranchant tant bien que mal derrière un article de la loi de 1991 sur les écoutes qui n'était de toute évidence pas prévu pour cela. On se rappelle aussi que Julien Dray avait fait l'objet d'une enquête de Tracfin, sans doute suscitée par l'importance des mouvement de fonds que provoque son passe-temps de collectionneur de belles montres. Cette enquête s'était transformée en enquête sur la gestion — certes emprunte d'une légèreté étonnante — de SOS Racisme, alors que les liens entre Julien Dray et cette association portaient sur des montants bien plus faibles. À l’occasion du débarquement de David Sénat, Jean-Louis Bourlanges, révolutionnaire bien connu, avait déclaré que chacun sait que dès que vous avez une responsabilité plus ou moins importante, vous êtes écouté, ce qui montre une confiance toute relative dans l'efficacité des institutions en place. Or, c'est à la même institution — la CNCIS — qu'on confie le pouvoir de surveiller ces services, qui ont visiblement une vision extensive de ce qui leur est autorisé, lors de l'usage de ce nouveau pouvoir légal.

L'argumentation des 2 parlementaires se rapproche ainsi quelque peu de celle des partisans de la légalisation des stupéfiants: il vaut mieux réguler que de laisser faire dans l'illégalité. À la lecture de l'analyse de la loi dans son ensemble par un vieil habitué, on se rend compte qu'il s'agit surtout de légaliser des pratiques policières. Toutes les mesures prises au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, soi-disant à titre temporaire, ont finalement été, avec cette loi, actées à titre définitif. Il faut bien constater que cette loi s’inscrit dans la continuité de ce qui s'est fait ces 10 dernières années sous les gouvernements de droite. Même si l'avis de l'avocat général de la CJUE laisse présager la fin de ces mesures de surveillance, on peut comprendre la déception des opposants à ce genre de mesures.

Cette déception explique sans doute en partie l'aspect outrancier de certaines réactions qui crient à la dictature: les opposants de la surveillance ont l'impression que c'est la seule façon d'obtenir quoi que ce soit. Ce fut le cas lors des lois Hadopi, par exemple. Elle explique aussi que les deux parlementaires se soient fendus d'une explication: les opposants à la surveillance se pensent sans doute de gauche, ou en tout cas, pensent y avoir trouvé plus d'alliés qu'à droite. La contestation par la gauche de diverses mesures (Hadopi, lois mémorielles, certains blocages administratifs de sites web, etc.) les a sans doute confortés dans cette opinion. Cependant, force est de constater que la gauche est aussi friande de lois restreignant la liberté, notamment d'expression, que la droite. La première loi sécuritaire de l'après 11 septembre a aussi été votée sous le gouvernement de Lionel Jospin. Quant à la Hadopi, après avoir lutté contre ce type de surveillance, il n'est plus question que de la fusionner avec le CSA.

D'aucuns, souvent déjà acquis à la cause, ont suggéré aux contestataires de faire plus de politique. Cependant, s'il y a aussi peu de monde dans ces groupes de pression, c'est qu'en fait, la question des libertés publiques suscite une grande apathie parmi la population française. Et que le nombre de convaincus est faible. Les questions qui ont réussi à mobiliser le grand public sont celles où il était touché directement, comme la Hadopi. Pour le reste, les idées libérales ayant quasiment disparu du débat en France, il ne faut pas espérer qu'une vision suspicieuse des pouvoirs de surveillance de l'état ou qu'une conception de la liberté d'expression proche du Premier Amendement séduisent énormément de monde. Si le Chaos Computer Club allemand arrive à rassembler du monde, c'est que la méfiance envers les pouvoirs de police de l'état est bien réelle. Au fond, ce que l'émotion autour de la loi de programmation militaire nous apprend, c'est que le nombre des opposants aux mesures de surveillance est faible en France et que leur seule chance de se faire entendre, c'est de combiner hurlement à la dictature et mesure qui touche directement le public. On ne peut pas dire que ce soit porteur d'un dialogue raisonné avec les politiques, malheureusement.