L'ADEME fait réaliser actuellement une étude de modélisation sur la faisabilité d'un système électrique français où la totalité de la production proviendrait d'énergies renouvelables. Une version du document résumant les conclusions de la modélisation a été publiée par Médiapart; c'est clairement une version de travail, puisqu'il n'y a pas de résumé au début du document. Cette publication du document non fini par la presse a amené l'ADEME à le publier à son tour sur son propre site. Avant de se tourner vers les résultats du scénario de l'ADEME, il peut être utile de regarder ce qu'ont donné d'autres modélisations ailleurs dans le monde car ce scénario de l'ADEME ne sort pas de nulle part.

PJM et l'Université du Delaware

PJM Interconnection est le nom d'une entreprise américaine gérant le réseau d'une partie des USA, sa zone de gestion originelle comprenait la Pennsylvanie, le New Jersey et le Maryland, d'où son nom. Au début des années 2000, elle a absorbé des réseaux électriques voisins pour s'agrandir considérablement: le réseau géré aujourd'hui comprend en sus des zones de départ la ville de Chicago, l'Ohio, les 2 Virginies, ainsi que des parties du Kentucky, de l'Illinois, du Michigan et de la Caroline du Nord. Dans son rapport annuel 2013, l’entreprise dit avoir transporté un peu moins de 794TWh annuels, avoir un pic de demande à 165GW et desservir 61M de personnes. Pour résumer, une population légèrement inférieure à celle de la France est desservie avec une consommation annuelle et un pic de puissance supérieurs de 60%.

Un papier de chercheurs de l'Université du Delaware, dont il a été question fin 2012, prétend montrer que les énergies renouvelables peuvent couvrir l'essentiel de la consommation à un coût comparable ou inférieur à celui des technologies classiques, un but finalement très proche de l'étude de l'ADEME. Les 100% d'énergie renouvelable ne sont pas atteints, mais c'est tout comme, puisqu'un scénario avec 99.9% de la consommation d'électricité couverte par les énergies renouvelables. Ce papier souffre cependant de tares certaines.

La première est celle du périmètre. La consommation prise en compte est celle de PJM entre 1999 et 2002: 31.5 GW moyens sur l'année soit à peu près 275TWh. Comme expliqué plus haut, PJM a sur son aire actuelle une consommation de l'ordre de 800TWh: la consommation prévue est 3 fois inférieure à la consommation réelle. Ce ne serait pas grave si l'aire prévue pour installer les moyens de production renouvelables était aussi réduite à l'aire ancienne de PJM mais la Figure 2 montre que les données météo utilisées couvrent toute l'aire actuelle. De fait, une division par 3 de la consommation est prévue par ce papier, sans le dire, bien sûr.

La deuxième est la surévaluation de la production à puissance installée donnée. Les puissances installées et les productions sont donnés dans le tableau n°3. On constate que dans le scénario 99.9% renouvelables, il y a 124GW d'éolien terrestre et une production moyenne de 50.3GW, soit un facteur de charge de 40%. Si on croise les données d'installations en service en Pennsylvanie avec la production constatée, on trouve qu'il est plutôt de l'ordre de 30%. De fait, à peu près toutes les études «100% renouvelables» supposent une augmentation importante du facteur de charge de l'éolien, en faisant l'hypothèse que les éoliennes de grande taille s'imposeront (et auront bien les performances attendues).

La troisième, c'est l'importance de la production jetée. La production moyenne annuelle est de 91.5GW (soit environ 800TWh) pour une consommation de 31.5GW: les 2/3 de ce qui est produit est jeté. La raison est que dans leur modèle, le stockage est cher et il vaut alors mieux construire en de multiples exemplaires que d'installer des capacités de stockage — qui sont tout de même présentes avec des véhicules électriques qui servent de réserve. En conséquence, il est assez difficile de croire que le mix choisi est moins cher que la situation actuelle comme le clament les auteurs. Ils arrivent à cette conclusion en faisant plus que tripler le prix réel payé aux producteurs avec les externalités qui ne sont pas incluses dans le prix actuel, comme les émissions de CO₂. Mais même ainsi, ça semble très difficile et reposer sur des hypothèses très optimistes de réduction des coûts. Actuellement, les coûts des énergies renouvelables font l'hypothèse que la totalité de la production est consommée et rémunérée. Si seuls 1/3 étaient véritablement utilisés et payés, les producteurs d'énergie éolienne réclameraient 3 fois plus pour couvrir leurs frais. Ainsi, la baisse des prix attendue devrait couvrir aussi les coûts de cette énergie jetée: la baisse des prix attendue est donc très forte et les consommateurs paieraient aussi nettement plus.

Energieziel 2050 d'une équipe du Fraunhofer Institut

En 2010, une équipe du Fraunhofer Institut (IWES) a publié une étude, commandée par le gouvernement allemand, sur un scénario 100% renouvelables (résumé en anglais). La totalité de l'énergie consommée en Allemagne, et non seulement l'électricité, devait provenir de sources renouvelables. Une partie du scénario était déjà écrite, puisque les besoins en énergie étaient déterminée à partir d'une étude du WWF. La caractéristique de ce modèle est que l'utilisation de combustibles en dehors des transports — provenant exclusivement de biomasse — est restreinte à moins de 400TWh, contre plus de 1300TWh actuellement, soit une réduction par un facteur supérieur à 3 (p23-24). L'électricité remplit certains besoins pratiquement exclusivement remplis par des combustibles en Allemagne, comme le chauffage des habitations. C'est accompagné de réductions de consommation extraordinaires dans ces domaines: ainsi, pour le chauffage et l'eau chaude, un gain d'un facteur supérieur à 15 est prévu, ce qui est, disons, très ambitieux. Au final, la consommation d'électricité n'est réduite que de 7% en passant d'un peu plus de 500TWh à un peu moins de 470TWh.

La stratégie adoptée dans ce scénario est de se reposer sur un petit socle d'hydraulique et de géothermie, puis d'utiliser massivement de l'éolien et du solaire photovoltaïque. Comme ce sont des sources intermittentes, les «trous» sont bouchés, dans l'ordre d'appel, par la biomasse en cogénération, les importations puis par le déstockage et enfin des centrales à (bio)gaz sans cogénération. Les surplus de solaire et d'éolien sont stockés sous forme de chaleur, dans des batteries — via la gestion de la demande — ou d'hydrogène — via des électrolyseurs avec une alternative où du méthane est stocké. Une utilisation massive de la gestion de la demande est faite, en la déplaçant dans le temps, à relativement court terme pour la plupart, même si une partie de la charge des véhicules électriques est retardée de 5 jours au maximum.

La modèle repose donc notamment sur l'installation de 60GW d'éolien terrestre, 45 GW en mer et de 120 GW de photovoltaïque. 44GW d'électrolyseurs sont utilisés pour éponger les surplus, pour être brûlés dans 28GW de centrales au gaz à cycle combiné. Quant à la demande pilotée, elle peut passer de 0 à plus de 50GW en environ 12h, ce qui n'est pas rien quand on sait que la consommation totale de 470TWh équivaut à une puissance moyenne d'environ 54GW. Les auteurs obtiennent la production globale décrite dans la figure ci-dessous (p98), dans le cas du stockage de l'hydrogène (le cas du méthane est identique à ceci près que 7TWh de pertes de conversion supplémentaires sont contrebalancés par autant d'imports): IWES_H2_prod.jpg

On constate que, comme pour le papier de l'Université du Delaware, le facteur de charge de l'éolien terrestre a été boosté par rapport à l'existant: il atteint 32% pour un facteur de charge constaté qui a rarement dépassé les 20% jusqu'à présent.

Pour ce qui est de la modulation de la demande et de la vitesse de démarrage des électrolyseurs, on peut se rendre compte de ce que ça donne en été en regardant le graphe ci-dessous (p86): il ne faut pas se rater! La courbe de demande totale, le trait plein rouge décolle de la demande incompressible (pointillés) de 50GW en moins de 12h. Les électrolyseurs sont parfois sollicités pour leurs 44GW dans un laps de temps encore plus réduit. On constate aussi qu'il n'y a pas de charge pour les véhicules électriques la nuit: tout se passe de jour. Pour donner deux éléments de comparaison, la différence entre la consommation à 6h du matin et 9h du matin en juin en France est de 12GW, le pic record de consommation de 102GW de 2012 avait une hauteur d'environ 10GW comparé aux heures avoisinantes: les auteurs demandent là au réseau de supporter une pente de consommation à peu près double d'aujourd'hui pendant une durée nettement plus longue. IWES_profil_ete.jpg

Côté stockage, les électrolyseurs nécessaires n'existent pas aujourd'hui. D'abord parce que la production d'hydrogène se fait essentiellement à partir de combustibles fossiles aujourd'hui, mais aussi parce que les électrolyseurs actuels sont plutôt faits pour fonctionner en permanence. Or, on leur demande dans ce scénario d'être disponibles toute l'année mais de ne tourner que l'équivalent de 25% du temps. C'est sans doute possible, mais le fait que les électrolyseurs soient aussi peu répandus aujourd'hui pointent vers un coût certain, voire de réelles difficultés techniques. Ce scénario souffre aussi de la présence de sources «magiques», comme la géothermie ou les imports d'énergie renouvelable. La géothermie est aujourd'hui réservée à des situations géologiques spéciales comme celles de l'Islande ou de la Californie dont il ne semble pas que l'Allemagne se rapproche. Ailleurs les coûts semblent très élevés et le potentiel finalement faible. Mais pourtant c'est une source qui produit dans ce scénario 10% du nécessaire à puissance constante. De même, le profil des importations fait plutôt penser à des centrales thermiques classiques (à combustibles fossiles) qu'à des productions renouvelables.

le SRU et les chemins vers l'électrique 100% renouvelable

Le SRU — littéralement le Conseil des Experts sur les Questions Environnementales — est une émanation du gouvernement allemand, établi comme son nom l'indique pour le conseiller sur les politiques environnementales. En 2011, il a publié un document dont le but est de montrer comment bâtir un système électrique 100% renouvelable (version en allemand). Plusieurs scénarios sont évoqués: l'un qui repose sur une autosuffisance totale de l'Allemagne, sans échanges avec les voisins; un deuxième fait l'hypothèse que 15% des besoins allemands peuvent provenir de Norvège, un dernier repose sur un réseau incluant l'Europe et l'Afrique du Nord, similaire au défunt Desertec.

Ce scénario prévoit des installations étudiées selon des considérations de coûts. Seulement, dans des projections à long terme, les prix sont toujours sujet à caution. Ils le sont particulièrement dans ces scénarios où l'éolien en mer devient moins cher que le terrestre en 2050. Comme on peut le constater sur le graphe de la p77, quelqu'un a peut-être un peu abusé de la fonction exponentielle. En effet, pour l'éolien terrestre devienne plus cher que le marin, il faut que le surplus de production marine compense les surcoûts importants de construction en mer, de déplacement pour entretien, etc. Franchement, ça ne paraît absolument pas crédible. SRU_prices.jpg

Avec un éolien en mer à 42€/MWh, celui-ci figure en bonne place dans tous les scénarios, avec 73GW installés qui produisent 317TWh. À partir de là, il est possible de construire des scénarios où les renouvelables produisent 700TWh annuels à un prix de 115€/MWh quand il n'y a pas d'échange (cf Table 3-5 p98). Mais il existe un moyen de réduire encore les coûts: accepter qu'il y ait des échanges internationaux. Le rapport va même jusqu'à affirmer que à propos d'échanges entre l'Allemagne (p95-96):

A simple model for such cooperation is an energy supply network comprising Germany, Denmark, and Norway (or Sweden), whose interchange and reciprocal dependency even the most hardened skeptics would have to admit will entail little or no risk in terms of ensuring a reliable electricity supply.

Des esprits forts pourraient se dire que tout dépend des quantités à échanger voir à importer. Avec 500TWh, les 15% représentent 75TWh; quand la consommation est de 700TWh, ça représente 105TWh. À titre de comparaison, les exportations (nettes) françaises en 2014 — une excellente année de ce point de vue — représentent 65TWh: avec de tels volumes, l'Allemagne deviendrait le premier importateur mondial d'électricité. Accessoirement, la production électrique norvégienne de 2012 était d'un peu moins de 150TWh: ces importations représenteraient entre la moitié et les 2/3 de la production actuelle de la Norvège, source de ces importations! Il est possible que les Norvégiens ne voient pas forcément d'un très bon œil la construction massive de barrages que cela suppose. Mais dans ce cas, c'est miraculeux (p107): le prix moyen dans le cas d'une consommation de 700TWh est de 72€/MWh, certes deux fois plus élevé que le prix spot actuel … mais moins cher que ce que paie un ménage allemand entre la production «standard» et la taxe EnR. En passant, les capacités d'interconnexion nécessaires entre l'Allemagne sont quelque part entre 40 et 70GW (c'est à dire entre 75 et 90% de la demande moyenne). SRU_interconnect_2050_DKNO.jpg

Cela dit, le scénario pan-européen et incluant les pays d'Afrique du Nord est encore plus extraordinaire, puisque le réseau européen ressemblerait à ça: Path_EUNA_2050.png Pour mémoire, en 2010, les interconnexions de l'Europe de l'Ouest ressemblaient plutôt à ça (avec des valeurs en MW donc 1000 fois plus élevées que sur le graphe ci-dessus): interconnect_EU_2010.png Les choses n'ont pas fondamentalement changé depuis, même si une ligne entre la France et l'Espagne a été inaugurée récemment … 20 ans après que sa construction ait été décidée.

Alors, comment faire un scénario 100% renouvelables?

La lecture des ces scénarios nous renseigne sur la façon de construire un scénario de réseau électrique entièrement alimenté par des énergies renouvelables, autres que l'hydraulique. Les ingrédients semblent être les suivants:

  1. De l'éolien, de préférence en supposant que le facteur de charge va augmenter fortement, notamment en supposant que les pylônes et les rotors seront plus grands dans le futur. L'éolien a l'avantage d'être présent un peu toute l'année et d'avoir un surplus l'hiver, lorsque la consommation est plus élevée — que ce soit à cause du chauffage, de l'éclairage … ou des vacances! Son défaut principal actuel est son intermittence, l'augmentation du facteur de charge amoindrit ce problème
  2. De quoi déplacer de la demande de façon importante. En effet, pour compléter l'éolien, la technologie favorite est le solaire photovoltaïque. Il n'a échappé à personne que, comme le soleil ne brille pas la nuit, l'intermittence est très forte dès lors qu'on installe des puissances importantes. Pour éviter de gaspiller de l'énergie et profiter au maximum de la production solaire, il faut déplacer la demande de façon forte.
  3. Des interconnexions: évidemment, aujourd'hui, le stockage n'existant quasiment pas, la solution toute trouvée est d'exporter les surplus et d'importer pour combler les trous. Pour le futur, supposer que construire des lignes THT est moins cher que le stockage n'est pas une hypothèse forte. Ça permet de diminuer la puissance des installations de stockage et aussi d'exporter une partie des problèmes dus à l'intermittence. Minimiser les constructions de lignes THT est cependant une bonne idée: il n'a échappé à personne que ce sont des projets fondamentalement impopulaires et en prévoir trop serait prêter le flanc aux critiques … et plomber les coûts.
  4. Un peu de stockage de l'électricité: quoi qu'il arrive, à cause de l'intermittence du photovoltaïque et de l'éolien, il faut stocker une partie de l'énergie produite. Il faut le faire à tous les horizons de durée de façon à bien amortir les fluctuations de la production. Dans une simulation économique, il faut aussi supposer que ces moyens qui n'existent pas encore ne sont pas trop chers

Avec cela, on peut construire un système basé totalement sur les énergies renouvelables. Ce n'est donc pas une surprise de constater que le scénario de l'ADEME suit exactement ces principes.