Les médias traditionnels se plaignent souvent que les réseaux sociaux ou Internet en général répandent de fausses nouvelles, c'est même devenu un thème récurrent (exemple) depuis l'élection l'an dernier de Donald Trump comme Président des États-Unis. Malheureusement, il n'est pas bien difficile de trouver des articles dans ces mêmes médias traditionnels qui, eux aussi, répandent des fausses nouvelles. Le Monde, qu'on voit parfois qualifié de journal de référence, en a donné l'illustration lors du week-end de Noël avec un cahier «Idées» sur le sucre.

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Comme on peut le voir sur l'image, le sucre était qualifié de poison. Un article était consacré à cela à l'intérieur, où le sucre était qualifié d'aliment toxique et addictif. À moins de considérer tous les aliments comme des poisons potentiels, il est clair que le sucre n'en fait pas partie. Même s'il est vrai que l'OMS recommande de se limiter à 10% de l'apport énergétique pour les sucres simples, elle recommande aussi qu'entre 55 et 75% de l'apport énergétique vienne des glucides en général. Le simple fait d'accorder une place dans l'alimentation recommandée au sucre montre que ce n'est pas un poison dans le sens commun du mot. Qu'on soit attiré par une alimentation riche en sucre a une explication très logique: l'assimilation de l'énergie apportée est très rapide. Ça n'en fait pas pour autant du sucre l'équivalent d'une drogue ou de l'alcool. Enfin, on peut se rappeler que la mortalité n'augmente vraiment qu'à partir d'une obésité sévère, c'est-à-dire pour un indice de masse corporelle de 35 et plus: il y a une large plage de poids qui ne mettent pas en danger la santé!

Le cahier lie aussi le sucre à l'esclavage. Bien sûr, il est bien connu que la culture du sucre aux Antilles et au Brésil a recouru à l'esclavage à grande échelle. Cependant, l'utilisation du sucre n'est devenue réellement massive en Europe occidentale que progressivement au cours du 19e siècle, grâce à la betterave … et à la mécanisation du travail. En effet selon un article sur l'histoire de la betterave, avant le Blocus Continental, les importations françaises étaient de 25000 tonnes de sucre; la page wikipedia consacrée à l'histoire de la production de sucre laisse à penser qu'au début du 19e siècle, la production totale de sucre due à l'Amérique était inférieure à 200 000 tonnes. Au début du 20e siècle, par contre, la production venant de la betterave à sucre était devenue très importante: elle représentait environ 50% de la production mondiale selon le site de l'industrie et selon l'article lié plus haut, juste avant la 1ère Guerre Mondiale, la production est de 2.7 millions de tonnes pour l'Allemagne et environ 1 million de tonnes pour la France. On voit que l'apparition de la betterave à sucre d'abord de façon limitée sous Napoléon puis de façon réellement industrielle à partir de 1850 ainsi que la mécanisation des usines ont fait bien plus que l'esclavage pour répandre l'usage du sucre! Ainsi, il est sans doute faux de dire que en France, où il fallut attendre un décret de la ­IIe République, en 1848, pour que les Français goûtent à la douceur du sucre sans plus imposer à des centaines de milliers d’hommes les terribles souffrances de l’esclavage ou qu'il est entré massivement dans les cuisines aux temps sombres de l'esclavage.
Si aujourd'hui la canne domine à nouveau largement la production de sucre, c'est dû au défrichement de grandes zones, notamment au Brésil. Aujourd'hui, la production de sucre de canne est de 1.9 milliard de tonnes, contre 250 millions pour la betterave. Une nouvelle fois, ce développement n'a rien à voir avec l'esclavage… et le sucre n'est véritablement devenu un aliment disponible partout dans le monde en énormes quantités que dans la deuxième moitié du 20e siècle.

Bien sûr, on pourrait contester l'appartenance au journal du cahier «Idées», dévolu à des éditoriaux. Cependant, les articles dont il est question ici sont signés de journalistes du Monde. De plus, sélectionner un article pour impression montre que le contenu, fusse fût-ce celui d'une tribune, est considéré comme honnête et d'un assez haut niveau pour être connu de tous. Certains points de vue n'ont ainsi plus droit de cité, comme la négation du réchauffement climatique, sans doute tout simplement parce que le comité éditorial considère qu'on ne peut pas écrire des choses fausses dans le journal.

Je constate aussi que le sujet du sucre soit a priori non polémique n'a pas empêché qu'on y écrive ces «intox» dans le journal. Des techniques proches de celles dénoncées quand il s'agit des réseaux sociaux sont aussi utilisées, comme l'utilisation de phrases choc pour inciter à la lecture, au détriment de la véracité du contenu. On n'ose imaginer ce qui peut se produire sur des sujet plus polémiques, où les propositions de tribunes sont plus nombreuses et les biais des journalistes fatalement plus probables. Avant de chasser les intox sur le web, les rubriques de «vrai-faux» devraient sans doute s'attacher à chasser celles qui figurent dans leur propre journal!