Le système électoral français est dominé par des élections «majoritaires», où le mode de scrutin avantage nettement le parti qui reçoit le plus de voix. Il engrange alors nettement plus d'élus que sa part des suffrages. Ce genre de système est stable et engendre des alternances nettes; il est aussi sujet à des recompositions brutales. Alors que la campagne présidentielle est bien avancée, il semble bien que les candidats adoubés par les 2 principaux partis de gouvernement de 2012 seront éliminés au premier tour. Selon les sondages (voir ici ou là), Emmanuel Macron et Marine Le Pen font la course en tête avec environ 25% des voix chacun. François Fillon est à moins de 20%, tandis que Benoît Hamon est en perte de vitesse aux alentours de 10%. Pourtant ces derniers sont les candidats soutenus par les partis de gouvernement qui ont dominé le paysage politique français depuis 30 ans voire plus. C'est sans doute le signe qu'une recomposition du paysage politique français est en train de s'opérer.
La situation actuelle s'explique bien sûr en partie par des raisons conjoncturelles. Le discrédit général dont souffre François Hollande l'a conduit à renoncer à se représenter. Lors de la primaire de janvier dernier, Benoît Hamon a remporté le plus de suffrages. Mais c'est aussi le représentant des opposants internes au PS qu'a eu à gérer Hollande tout au long de son quinquennat. Plombé par le bilan du quinquennat et les rancœurs internes, Benoît Hamon se retrouve à la peine. François Fillon, quant à lui, souffre bien sûr de ses histoires d'emploi de sa femme et plus généralement d'argent ou d'avantages indus. Il semble qu'il n'ait pas son pareil pour créer des histoires tournant autour de son train de vie. Sa réponse ayant consisté pour l'essentiel à crier au complot et à ne plus parler qu'aux plus militants de son camp, il a naturellement perdu des électeurs potentiels. Il est en effet difficile de voir comment ces histoires n'affecteront pas la légitimité de l'application de son programme social en cas d'élection…
Cependant, cette conjonction d'évènements a aussi des racines plus profondes. Les 2 partis de gouvernement que sont le PS et l'ex-UMP sont des coalitions qui peuvent de défaire quand ce qui les lie n'existe plus. La division du PS entre une aile «idéaliste» de gauche et une «réaliste» plus centriste existe depuis la formation de ce parti au début des années 70. En fait, la raison de l'apparition du parti est justement d'unir des tendances de gauche dispersées pour faire pendant au PCF et espérer un jour exercer le pouvoir. À droite, les composantes ont été analysées, il y a déjà longtemps par René Raymond. Le parti de gouvernement actuel est un mélange d'orléanisme et de bonapartisme.
L'histoire plus ou moins récente montre que le PS a eu des difficultés lorsqu'il est arrivé au pouvoir. À chaque fois, il a été battu aux élections suivantes. Il faut dire que le discours dans l'opposition est celui de l'aile idéaliste alors que la politique économique est après renoncements, plus ou moins celle de l'aile réaliste, sauf sur certains sujets tabous comme les retraites. Le résultat, c'est que les idéalistes sont souvent en rébellion plus ou moins ouverte contre leur propre gouvernement et que de multiples tendances se présentent ou menacent de le faire aux élections suivantes. De plus, dans l'opposition, l'aile réaliste est incapable de reconnaître certaines évidences, comme par exemple, que la réforme des retraites de 2003 correspondait de fait à son positionnement réel.
À droite, l'éclatement de l'UDF en 1998 sur la question de présidents de régions élus avec les voix de conseillers FN a ouvert la voie à une domination sans partage des descendants du gaullisme et du RPR. L'essentiel de l'ancienne UDF est absorbé par le RPR en 2002, seuls les plus proches de Bayrou restant en dehors. Depuis, il est clair que la tonalité du discours est de plus en plus à droite, délaissant de nombreuses fois le terrain économique pour se concentrer sur les questions identitaires ou de l'immigration. La logique de départ est sans doute que la politique économique est impopulaire et que la montée du FN signale la capacité mobilisatrice de ces questions dans l'opinion. Mais au final, on constate que le discours actuel reprend à son compte des thèmes incroyables dans les années 90, comme l'hostilité envers les accords de Schengen de libre-circulation, clairement aux antipodes d'un positionnement libéral «orléaniste».
La première raison de ces 2 comportements, c'est que les partis ont besoin de troupes. Dans l'opposition, les partis se concentrent sur l'entretien de leur base militante. Or il n'est pas bien difficile de constater que les recrues du PS ne se font sans doute pas parmi les socio-libéraux. Les sympathisants sont en partie sur la même ligne, on l'a vu lors des dernières primaires. Feue l'UDF a eu une réputation de parti sans militants: mêlée au RPR, il n'est plus guère resté de raison de tenir souvent un discours de centre-droit. L'essentiel des militants est très à droite dès 2002 et c'est ce qu'a compris Sarkozy en préparant les élections de 2007. Une innovation apportée par Sarkozy a été de chercher à cultiver cette base militante tout en étant au pouvoir avec le discours de Grenoble et en initiant les appels à revoir Schengen dès sa présidence. L'agitation sur le mariage gay durant ce quinquennat a aussi renforcé les rangs des militants très à droite. Cette réalité a été bien décrite par Alain Juppé quand il a dit que les militants de droite s'étaient radicalisés.
La structuration en 2 camps vue jusque aujourd'hui est basée sur l'opposition aux communistes: on trouve à gauche des gens qui pourraient possiblement travailler avec eux, comme Mitterrand l'a proposé en créant le PS, à droite les héritiers des gens qui se trouvaient dans la coalition qui soutenait de Gaulle. Ce dernier est mort en 1970, le Mur de Berlin est tombé en 1989 et le PCF a cessé d'être une force politique d'importance. À la place, on a vu l'intérieur des 2 camps des séparations en 2 parties. D'abord sur l'Europe, où la droite (en 1992) et la gauche (en 2005) ont amplement démontré le clivage qui les traversaient sur la question. Il y a clairement des 2 côtés des partisans du projet d'intégration et de l'autre des gens qui s'y opposent, même si à gauche l'hypocrisie veut qu'on parle «d'autre Europe». Chez les 2 catégories d'opposants, on retrouve d'ailleurs la revendication qu'on ne retire pas assez de l'Europe et qu'il suffit de s'opposer pour obtenir plus, en dépit d'exemples récents, comme la Grèce. Des 2 côtés, on retrouve aussi un clivage de politique intérieure entre les tenants d'une approche plus libérale de l'économie face à des dirigistes, avec de longs palabres à chaque fois qu'on veut déréguler, que ce soit sur le travail du dimanche ou sur les autocars. On peut citer le même genre d'opposition sur les finances publiques, où les ailes centristes veulent limiter les déficits, alors que les autres réclament de fait une hausse continue.
Au final, suite à des défaites électorales comme le référendum de 2005, l'offre politique avec une teinte libérale pro-européenne était en voie d'extinction en France. Aux dernières élections présidentielles, un adversaire autoproclamé de la finance et un opposant au halal à la cantine s'étaient opposés au second tour. Globalement au début de l'année dernière, on pouvait constater l'absence de la famille orléaniste de droite dans le discours public et une forte contestation du gouvernement de la part du parti censé le soutenir. Emmanuel Macron est donc venu remplir un vide d'offre politique. Bayrou occupait à peu près le même positionnement en 2007, mais il avait face à lui 2 candidats des familles traditionnelles plus talentueux que ceux d'aujourd'hui. Il n'avait pas su non plus rassembler suffisamment de militants autour de lui. Beaucoup sont aussi partis par la suite, ce qu'on peut comprendre avec l'échec: les citoyens normaux ont autre chose à faire que prêcher dans le désert.
Cette recomposition semble avantager les centristes comme Emmanuel Macron … mais aussi les extrémistes. Si les partis traditionnels capturent toujours une partie du vote qui pourrait échoir à Emmanuel Macron, ils capturaient aussi une parti du vote tenté par la radicalité mais plus intéressé par le pouvoir que l'extrémisme. Quand le candidat marqué dans un camp n'a plus de chance de l'emporter, comme c'est le cas de Benoît Hamon, ces électeurs se reportent sur le candidat de la pureté idéologique, ici Jean-Luc Mélenchon. Il faut d'ailleurs dire que les appels du pied de Benoît Hamon dans la direction de Jean-Luc Mélenchon sont dévastateurs et totalement irresponsables, car ils indiquent que ce dernier serait le candidat le plus proche du PS dans ses propositions. Comme Mélenchon s'est emparé de la pureté idéologique, ça indique aux électeurs de la gauche du PS qu'on peut tout à fait voter Mélenchon dès le premier tour. Cela rend aussi le report éventuel sur Macron au second tour plus difficile, les positions de Mélenchon étant parfois proches de celles de l'extrême droite, par exemple sur la sortie de l'euro. À droite, il existe un fort tribalisme lié aux personnes. Jacques Chirac, lui aussi largement le centre d'affaires financières en 2002, avait rassemblé un peu moins de 20% des suffrages, pas si loin des 18% dont François Fillon est crédité dans les sondages. En cas d'élimination (probable) de ce dernier au 1er tour, il n'est pas évident que la tribu ne se fracture pas pour alimenter significativement le vote d'extrême droite. Le discours de ces dernières années sur l'immigration rend cette possibilité crédible à mon avis.
Enfin, même si je me retrouve assez largement dans le positionnement d'Emmanuel Macron, il ne faut pas ignorer la déception dont, inévitablement, ce dernier sera l'objet dans le futur. Des propositions qu'il a faites sont idiotes et reviendront le hanter s'il gouverne. On peut penser à la quasi-suppression de la taxe d'habitation. Dans d'autres domaines, elles seront moins dommageables, mais montrent que la démagogie est bien présente dans son discours: son service militaro-civique d'un mois est affligeant, sa promesse de fermer Fessenheim indique que la raison ne déterminera pas toujours ses choix sur des sujets techniques. Sur le plan de la gestion de son mouvement, il est aussi probable qu'il y ait des déçus et des départs après la séquence actuelle d'élections, quelque soit le résultat. Le risque est alors d'en revenir au syndrome de l'UDF d'un parti de caciques sans militant, qui peut disparaître rapidement après un revers électoral.
Pour conclure, cette élection présidentielle est bien partie pour acter une recomposition du paysage politique français. Dans le pire des cas, les extrémistes vont l'emporter avec un face à face entre Le Pen et Mélenchon, bien que les centristes aient montré qu'il existe encore des électeurs à convaincre entre le PS et l'ex-UMP d'aujourd'hui. Dans le meilleur des cas, c'est une victoire électorale du courant centriste qui le place en très bonne position pour de longues années. Je remarque toutefois que les courants clairement dictatoriaux ont le vent en poupe en France: entre Le Pen, Mélenchon et une bonne partie des «petits candidats», on arrive aujourd'hui à presque 50% des intentions de vote. La question de savoir si le clivage principal de la vie politique française est entre les partisans et les opposants à la démocratie, impensable il y a 5 ans, ne me paraît plus si idiote aujourd'hui.
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