Épisode précédent: Le principe de précaution, principe juridique dévoyé

Comme on l'a vu, le principe de précaution peut donner lieu à des décisions judiciaires contestables. Mais les conséquences du principe de précaution ne s'arrêtent pas là. C'est non seulement un principe juridique, mais c'est aussi un principe régissant l'action des responsables publics, ne serait-ce que pour éviter de voir contester ses actes en justice ou d'y voir sa responsabilité engagée. Les responsables publics, autrement dit pour une bonne part les politiques, n'ont pas que les tribunaux classiques à craindre, ils doivent aussi compter dans une certaine mesure sur le soutien de l'opinion sans lequel leur action perd sa légitimité dans une démocratie. Cela les amène à être plus encore sensibles à certains biais qui rendent l'application du principe de précaution d'une rationalité douteuse. Ainsi en est-il de la prééminence du pire scénario.

La pandémie de grippe mexicaine porcine A(H1N1)v de 2009 fournit un bon exemple de cette prééminence. Il faut dire que le domaine de la santé publique se prête bien à un tel biais, les citoyens sont particulièrement sensibles aux dangers sanitaires, surtout d'ailleurs quand ils ne ressortent pas de décisions individuelles.

La réponse gouvernementale à l'apparition d'un virus de la grippe ayant subi une mutation qui le rendait plus dangereux chez les jeunes gens ainsi que plus prompt à se répandre dans la population est étudiée dans un rapport très complet de la Cour des Comptes. Ce rapport est une des sources principales des réflexions qui vont suivre grâce à l'accès privilégié des magistrats aux documents publics.

Rappel des faits

Vers la mi-avril 2009 des cas de grippe sont détectés au Mexique. Rapidement, on se rend compte que le virus s'attaque à des gens plus jeunes qu'à l'habitude, semble plus virulent et surtout plus contagieux. Le 29 avril, l'OMS décide de passer au niveau 5 de l'alerte pandémique, ce qui déclenche les plans dans les pays qui se sont préparés à une pandémie de grippe suite aux inquiétudes au sujet de la grippe aviaire. En France, le gouvernement lance diverses campagnes de prophylaxie et commande des vaccins pour pouvoir vacciner l'ensemble de la population française.

Le 11 juin 2009, l'OMS passe au niveau 6 tout en précisant que la virulence est modérée. L'épidémie de grippe se répand d'abord dans l'hémisphère sud où c'est l'hiver. Par exemple, à la Réunion, l'épidémie se déclare à partir de fin juillet pour se terminer à la mi-septembre. Grippe A à la Réunion On constate cependant peu de morts: pour une estimation de 21000 cas, on a dénombré 6 décès, soit une létalité de 0.3‰, certes davantage concentrée sur de jeunes personnes. Le rapport de la Cour des Comptes dresse un constat similaire (p100 du pdf): une contagion plus limitée que prévue, une létalité plus faible même que la grippe saisonnière comprise entre 0.1‰ et 1‰. Ce constat d'une épidémie aux conséquences finalement limitées amène certains à dire que le gouvernement est trop alarmiste. Le gouvernement continue de croire que la grippe est très grave et que ses préparatifs pour une vaccination de masse sont nécessaires, sans doute à cause des caractéristiques inhabituelles de cette grippe. Elle entraîne en effet nettement plus d'hospitalisations, surtout chez des jeunes gens. Au début de l'automne, l'InVS révise ses scénarios (tableau p101 du rapport de la Cour). Prévisions de l'InVS du 28-IX-2009 Il est frappant de constater que tous les scénarios sont en fait pires, dans de fortes proportions, que la situation habituelle entraînée par la grippe saisonnière. Le scénario le plus optimiste prévoit 7 fois plus d'hospitalisations, 20 fois plus de séjours en réanimation et 2 fois plus de morts. Difficile dans ces conditions, si on prend ces simulations au pied de la lettre, de ne pas prévoir de vaccination à grande échelle même si celle-ci doit arriver trop tard.

Comme on le sait, les gens ne sont finalement pas précipités. Du fait de la faiblesse perçue des conséquences, les intentions de vaccination contre la grippe pandémique ne cessent de baisser. Le 7 octobre 2009, la cellule de crise écrit d'ailleurs dans un compte-rendu que moins de Français sont favorables à l’idée de se faire vacciner contre la grippe A (H1N1)v que contre la grippe saisonnière (p104 du rapport). Intentions de vaccination contre la grippe 2009 Lors d'une audition par la commission parlementaire en avril 2010, Michel Setbon ajoute même que sur une échelle de perception du risque où l’on a demandé de noter de 0 à 10 différents risques, la grippe A (H1N1)v figurait en juin 2009 en dernière place, au même niveau que la grippe saisonnière et bien en dessous du tabagisme et des OGM (p106 du rapport). Mais de fait, rien ne semble pouvoir faire dévier le gouvernement des décisions prises en fait dès le mois de mai: l'organisation d'une vaccination de masse en temps record.

La campagne démarre alors à la mi-novembre, d'abord lentement, chacun étant prié d'attendre son bon dans sa boîte aux lettres, puis eut lieu une certaine affluence, à la suite de quelques propos comme Cette évolution (de la pandémie) est terrible, en quelque sorte, nous la voyons partout en Europe. Des gens vont mourir parce qu'ils ne seront pas vaccinés de la part du ministre de la Santé (p124 du rapport). Avec l'arrivée des congés de Noël et l'absence visible de conséquences extraordinaires imputables à une quelconque maladie infectieuse, le désintérêt gagna à nouveau la population. Le 12 janvier 2010, l'épidémie est officiellement terminée en France métropolitaine. L'auteur de ces lignes ne reçut son bon de vaccination que bien après... De toute évidence, comme le montrèrent des sondages, la perception de la gravité de l'épidémie a joué un grand rôle. Par exemple, on trouve dans un bulletin épidémiologique de l'InVS le compte-rendu d'une étude à ce propos (p269) qui a servi à créer le graphe ci-dessous. gravite_vaccination.jpg

Finalement, seules 5.3M de personnes se sont faites vacciner. Cela a entraîné de vastes surplus de vaccins — 44M de doses livrées —, au point que 12M de doses ont été données à l'OMS, alors que moins de 6M ont été véritablement utilisées pour la campagne de vaccination en France (p150 du rapport). Avec moins de 10% des habitants vaccinés, cela n'a eu aucune incidence sur la propagation du virus parmi la population. La grippe n'eut rien de de bien exceptionnel à l'hiver 2009-2010, comme le montre l'évolution des consultations telle que donnée par les GROGs. Par contre, elle donna lieu à bien plus d'hospitalisations que d'habitude: 35000 (cf p266 du bulletin épidémiologique), 4 fois plus que pour la grippe saisonnière. Quant au nombre de morts, l'InVS l'estimait alors à 312, soit 10 fois moins que les conséquences de la grippe saisonnière. On ne peut qu'être frappé par la différence par rapport aux scénarios.

La cause du fiasco: seul le pire était possible

Si, à l'époque, le paiement de pénalités aux firmes pharmaceutiques a créé une certaine émotion et, parfois, des accusations de collusion avec ces entreprises, ce n'est pas là en fait le plus grave. En payant 48.5M€ de pénalités, le gouvernement a finalement payé moins de 1€ par dose de vaccin commandée mais non livrée, ce qui à la lecture du rapport de la Cour des Comptes correspond au prix d'une option (p85, note 142). Par contre, la France a reçu 44M de doses pour un coût de 317M€ (cf Tableau 8 p76), mais n'en a utilisé que 6M pour les besoins nationaux, ce qui met la dose de vaccin utile à plus de 50€. Si on peut à la rigueur dire que les 12M de doses données à l'OMS participent de la politique diplomatique de la France, il n'en reste pas moins que cette commande massive et les livraisons non moins massives ont eu pour conséquence l'impossibilité pour certains pays de se procurer des vaccins lors du pic épidémique. Le rapport de la Cour mentionne que la Pologne a ainsi renoncé à se fournir, pour des raisons financières (p56). En plus du prix des vaccins, la campagne a aussi coûté cher à cause des réquisitions de personnels et de locaux. Le tableau 15 (p156) laisse penser qu'elle a sans doute coûté 250M€, plombée par un sur-dimensionnement, les centres étant vides la plupart du temps.

Il est donc clair que, non seulement sur le strict plan financier, mais aussi à cause des conséquences de la taille des commandes, ce n'est pas le paiement de pénalités qui pose problème, c'est la commande en elle-même et surtout la campagne de vaccination.

Il est cependant difficile de reprocher au gouvernement sa commande: il fallait se décider le 12 mai, soit moins d'un mois après que les premiers cas furent repérés. Difficile alors de se faire une idée définitive de la gravité de l'épidémie, même si, déjà, elle apparaissait comme peu virulente (p46). Au mois de juin, il est apparu que la vaccination n'aurait pas d'effet collectif (p53) car le virus atteindrait la France métropolitaine avant que la campagne n'ait pu immuniser avec certitude une grande partie de la population. La vaccination est donc un moyen de protection individuelle. Mais même ainsi, il est difficile de croire que le gouvernement aurait pu décider ne pas commander de vaccins: comment refuser un moyen de protection, même limité, à une maladie qu'on présente urbi et orbi comme dangereuse? Comme l'écrit le 3 juillet le ministre de la Santé (p55):

S'il pourrait être reproché, à l'automne, au gouvernement d'avoir dépensé des montants très importants pour des vaccins rendus inutiles par l'affaiblissement de la menace sanitaire, ce risque ne semble pas comparable à la responsabilité qui serait celle de l'autorité publique si elle ne prenait pas, aujourd'hui, toutes les mesures nécessaires à la protection de notre population dans la perspective d'une épidémie qui pourrait s'avérer plus mortifère que prévu

Par contre, cette combinaison supposée de graves conséquences et de protections individuelles à rationner n'a pas amené le gouvernement à se poser la question d'une possible ruée vers la vaccination, hypothèse qu'on traitera de peu compatible avec la paix publique.

Par contre plus le temps passait, plus les certitudes étaient grandes. On a déjà signalé que lors du passage en phase 6, l'OMS disait que la virulence était modérée. Le Haut Conseil de la Santé Publique rend un avis équivalent le 26 juin. Mais le 10 juillet, le ministère de la santé est d'avis que l'effet masse engendrerait des conséquences graves. Comme on l'a vu, l'épidémie aux conséquences finalement faibles dans l'hémisphère sud n'a pas non plus fait dévier le gouvernement. Les scénarios de septembre de l'InVS prévoyaient tous que cette grippe était plus grave que la grippe saisonnière. Le gouvernement ne tint pas compte des sondages qui annonçaient une affluence faible dans les centres de vaccination, jugeant que les premiers morts amèneraient la foule aussi tard que le 9 novembre (p102). Finalement, la période d'affluence a eu lieu suite à des propos alarmistes publics, pas vraiment à cause de la gravité de la maladie. Cela pose d'ailleurs quelques questions pour le cas où l'affluence aurait représenté une grande part de la population française.

L'état souffre toujours d'une certaine schizophrénie. C'est ainsi que les personnels prioritaires n'ont jamais été déterminés précisément (p59): pourquoi se fatiguer alors qu'il ne se passe rien dans l'hémisphère sud? Il n'y eut pas non plus de vaccination obligatoire pour les personnels de santé contre ce nouveau fléau (p58). Cela dit, l'attitude principale du gouvernement a été de prévoir une campagne de vaccination et de ne plus bouger de ce plan, persuadé de la gravité de la maladie et/ou de la certitude de grands mouvements de foule. Comme le dit le directeur général de la santé (p100, note 160):

Nous avons tous été marqués par l’affaire de la grippe porcine de 1976, lorsque les États-Unis ont lancé une campagne de vaccination contre un risque épidémique finalement inexistant. L’Institute of Medicine a depuis démontré que cet échec tenait en partie au fait que le président Ford avait été enfermé dans une seule décision consistant à la fois à acquérir les vaccins, à définir l’ordre de priorités et à lancer la campagne

Comme le remarque perfidement la Cour, il n'est pas certain que toutes les conclusions aient été tirées de cette affaire américaine: l'abandon de la vaccination en centre aurait dû être acquise à l'automne 2009.

Finalement, on ne peut que constater qu'il n'y a aucun inconvénient véritable, pour le gouvernement, à ne considérer que le scénario du pire. Roselyne Bachelot est toujours au gouvernement, malgré ses propos purement alarmistes et sa gestion de la pandémie. D'autres ont eu plus de difficultés avec des affaires sanitaires. Ainsi Laurent Fabius, malgré son action bénéfique, a vu sa carrière politique constamment hantée par le scandale du sang contaminé. Un autre cas devait aussi rester en mémoire au gouvernement: celui de la canicule de 2003. Il est peu probable que Jean-François Mattei soit de nouveau ministre.

Un mécanisme d'abus peut se mettre en marche autour de la considération exclusive du pire scénario. Il n'y a pas vraiment de contrepoids: si, finalement, rien ne s'est passé, il n'y a pas de sanction même si les actions ont singulièrement manqué d'accord avec la réalité, comme ce fut le cas pour la grippe de 2009. Les raisons sont assez simples: les bénéfices d'une gestion ne pêchant pas par pessimisme sont difficilement visibles. Le coût maximal qu'on peut imputer à la gestion de la grippe de 2009 est de moins de 800M€, peu en comparaison du budget de la sécurité sociale. Il est donc tout à fait intéressant, et même nécessaire, pour tous ceux qui voudraient faire prendre des décisions sur la base du principe de précaution de bâtir un scénario apocalyptique. Une conséquence directe est qu'une course au scénario le plus noir peut s'engager: c'est ainsi que pour la grippe de 2009, on entendit des déclarations sur la dangerosité supposée des vaccins! Qu'importe après tout que ces scénarios se réalisent ou pas, il s'agit de faire acter des mesures — supposées empêcher ces scénarios de se produire — pour lesquelles il y aura bien peu de réactions en général.

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