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Comme le principe de précaution a pour but d'éviter que ne se produisent des dommages graves et irréversibles, il peut paraître de bon aloi qu'une des premières choses à faire est de demander aux promoteurs de nouveaux produits ou de nouvelles techniques qu'ils prouvent que ces nouveautés soient inoffensives. En quelque sorte, cette exigence est celle du zéro dommage. On peut la comprendre de 2 façons, soit de façon absolue, absolument aucun dommage ne doit être toléré, ou relative auquel cas les bénéfices doivent l'emporter sur les risques.

Cette demande d'innocuité est très importante. Par exemple, dans une étude menée par une équipe de l'INSERM pour connaître les intentions de la population juste avant le pic épidémique de la grippe de 2009, les 2 raisons avancées les plus couramment par ceux qui ne souhaitaient pas se faire vacciner étaient l’absence de sécurité du vaccin (71%) et les effets secondaires du vaccin (68%). Il est vrai que cette appréciation n'est pas indépendante de la gravité perçue de la grippe; se faire vacciner a sans nul doute des effets secondaires totalement bénins comme la douleur de la piqûre ou le temps passé qu'on aurait pu utiliser en faisant autre chose. Il en est aussi d'un peu plus graves comme une forte réaction immunitaire qui rend fatigué ou même de graves, mais extrêmement rares, comme des syndromes de Guillain-Barré qui peuvent dégénérer. Dans le cas de la grippe de 2009, ces effets sont totalement négligeables par rapport à l'étendue de la maladie. Malgré la faible mortalité, il y eut tout de même 35000 hospitalisations, ce qui n'est pas rien.

Le vaccin contre la grippe de 2009 n'est pas le seul à avoir été confronté à des controverses quant à son innocuité. Ce fut par exemple le cas de la vaccination contre l'hépatite B. En 1994, le gouvernement français lança une campagne visant à faire vacciner tous les enfants de 6e — et, au-delà, tous les collégiens. Cela permettait d'augmenter rapidement l'immunité dans la population, avant que les vaccinés n'entrent en contact avec la maladie, sexuellement transmissible. Il devait être prévu à l'origine de vacciner les enfants en bas-âge pour se passer 10 ans plus tard de cette vaccination au collège. Mais en 1998, le vaccin fut accusé de provoquer la sclérose en plaques et la campagne de vaccination stoppée. Dans un rapport de 2002, on voit que la couverture vaccinale créée par cette campagne est remarquable: plus de 80% des jeunes concernés sont vaccinés, la vaccination s'est étendue au-delà du groupe concerné (p2, graphes p6 & 7). On estime que 20M de Français se sont faits vacciner. Ce rapport donne une évaluation des bénéfices et des risques: il y aurait au maximum 2 cas de sclérose en plaques pour 800k vaccinations, ces vaccinations permettraient d'éviter 50 cirrhoses. Ce rapport recommandait la vaccination des nourrissons, visiblement en vain. En conséquence, la couverture vaccinale est désormais basse en France, une étude de l'InVS montre qu'en 2004, environ un tiers seulement des enfants de 2 ans étaient vaccinés. Comme la campagne de vaccination au collège est stoppée, la couverture vaccinale doit être de cet ordre pour tous ceux qui n'en ont pas bénéficié. Cela dit, la même étude pointe une hausse de la couverture en 2007 avec un peu plus de 40% de vaccinés. La raison invoquée par l'InVS est double: le souvenir de la polémique s'estompe et un vaccin hexavalent est devenu remboursé par la sécurité sociale.

Pour ce qui est de la décision ministérielle, l'évaluation bénéfice-risques était connue du ministre de la santé en 1998. Une note (en bas de la page sur un site très old school) lui a été adressée le 30 septembre 1998; le lendemain, Bernard Kouchner n'écoutait que son courage. Le cas de ce vaccin permet de bien voir que l'évaluation des risques médicaux n'est pas toujours le fondement des décisions politiques en matière de santé publique. Dans ce cas, les enjeux en termes de conséquences étaient faibles: au pire 50 cirrhoses par année de naissance vont se déclarer. On est là dans des ordres de grandeurs faibles et, malgré des avantages 25 fois supérieurs aux risques, les biais de perceptions des risques font que le sentiment peut être qu'il faille arrêter la campagne de vaccination. Il reste que la demande d'absence d'effets secondaires a amené à prendre une décision éminemment contestable qui de fait se base sur une demande absolue d'innocuité. Pire même: la décision du ministre n'a pu que renforcer le biais en laissant croire que le risque était bel et bien supérieur aux bénéfices.

La demande absolue d'innocuité pose un problème fondamental: il est impossible d'apporter cette preuve. Pour évaluer les risques, les évaluations doivent partir de faits relevés bien souvent sur le terrain. Quoiqu'on fasse, on se retrouve toujours limité par les incertitudes si on ne trouve aucun risque. Dans le cas du vaccin contre l'hépatite B, le risque est inférieur à 2 pour 800k mais on ne sait pas en dire plus. De même, pour les effets du téléphone portable déjà évoqués par ailleurs, on peut sans doute donner une borne supérieure très basse au risque, mais on ne peut pas faire mieux car l'indétermination devient alors d'ordre statistique.

Pour aggraver encore les choses, l'évaluation peut dépendre du scénario d'utilisation ou du scénario de conséquences pris en compte. Pour prendre un exemple extrême, si on part du principe qu'on peut avaler de travers et que ça peut dégénérer quand on boit un verre d'eau, il faudrait alors prendre des mesures pour éviter que les gens ne boivent. Un autre point en rapport avec les scénarios pris en compte, c'est celui de la situation de référence: comme le cas des vaccins le montre, le plus souvent, la situation de référence réelle n'est pas une situation où il ne se produit aucun effet néfaste. Au contraire, le choix se fait entre diverses options avec des dommages propres et de magnitudes différentes — et dont les coûts varient aussi! En combinant astucieusement un scénario ad hoc et une situation de référence artificielle, certains peuvent donc présenter des risques de dommages très importants, ce qui est d'une grande aide pour faire admettre son point de vue sous le couvert du principe de précaution. Le problème devient alors de faire accroire ce scénario aux décideurs.

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