La saison du budget étant revenue, un marronnier a refait son apparition dans la presse: la question de l'avantage fiscal accordé aux journalistes. Il consiste actuellement en un abattement minorant le revenu fiscal de référence de 7650€. Comme on peut le voir dans l'article, qui donne le résultat de simulations, les conséquences sont substantielles, puisque l'impôt sur le revenu à régler est diminué d'environ 1000€. Cela a aussi des conséquences sur la taxe d'habitation qui est plafonnée en fonction du revenu fiscal de référence. Même si l'article du Monde ne constitue pas à proprement parler une défense de la niche fiscale, il n'en constitue pas moins par certains côtés un bréviaire des arguments avancés pour la perpétuation des ces fameuses modalités particulières de calcul de l'impôt.

Le premier argument qu'on peut distinguer c'est de dire que cet avantage n'en est pas vraiment un ou bien que ceux qui en bénéficient ne sont pas vraiment favorisés. Dans cet article, il s'agit de dire que les journalistes ne sont pas si bien payés. En effet, une bonne part est sans doute d'un bac+5 ou plus et s'attend de ce fait à percevoir une rémunération en conséquence. Un graphe est donné, mais il peut être trompeur parce que donné en brut mensuel, alors que, comme l'article le laisse penser, les journalistes bénéficient d'un 13ᵉ mois. Pour pouvoir comparer, le voici ci-dessous libellé en brut annuel, d'après ce document (p56) fourni par l'association professionnelle idoine. salaires_journalistes_CDI.jpg On y voit que presque les 2/3 des journalistes employés en CDI touchent plus de 39k€ bruts par an, ce qui les met sans doute dans les 20% les mieux payés de France. En recoupant les divers tableaux et graphes donnés dans le document de l'observatoire des métiers de la presse, on voit que plus de 80% tirent des revenus de leur activité de journaliste suffisants pour être dans la moitié de la population la mieux payée. Certes, s'ils se comparent à d'autres professions à bac+5, comme les ingénieurs, les journalistes peuvent se sentir mal payés. Cependant, la lecture des résultats de l'enquête du CNISF montre que c'est surtout le fait d'exercer des fonctions d'encadrement et d'avoir des responsabilités financières qui fait grimper le salaire (p78). La plupart des journalistes ayant sans doute une formation essentiellement littéraire, le marché du travail ne leur est guère favorable comparé à la situation qui prévaut pour les ingénieurs ou ceux qui sortent d'écoles de commerce.
Une autre forme de cet argument figure dans l'article: il y a des niches plus extravagantes que la nôtre, comme par exemple, le Scellier ultra-marin. C'est un représentant des niches fiscales à destination de l'Outre-Mer dont l'efficacité pose question, comme on dit, et fait partie de ces niches dont on se demande comment elles se perpétuent d'année en année, sans jamais être plafonnées.

Le deuxième argument, c'est que ce n'est pas le moment de supprimer cette niche fiscale. Comme l'article le fait bien comprendre, la presse française traverse actuellement une crise suite à une baisse des ventes et au départ des annonceurs suite d'une part à cette baisse des ventes et d'autre part à l'arrivée d'internet comme nouveau support publicitaire. L'article affirme que les salaires sont en baisse, mais en regardant dans le document de l'Observatoire des métiers de la presse, on voit que les salaires sont en fait stables depuis le début des années 2000 en euros constants. L'article compare systématiquement au point haut, mais en fait on voit que les salaires oscillent autour de la même valeur. Depuis 2008, les salaires sont plutôt orientés à la hausse pour chaque catégorie de contrats. Cette stagnation des salaires n'est pas inattendue dans le contexte français actuel: depuis le début de la crise, les salaires stagnent. La presse connaissant une perte de recettes depuis le début des années 2000, les salaires ne sont plus augmentés plus que l'inflation. Par contre, il est vrai que, comme le mentionne l'article, le nombre de CDDs augmente, particulièrement chez les jeunes journalistes. Si les pigistes existent depuis longtemps, les CDDs étaient inexistants avant l'an 2000, et la crise récente a renforcé leurs effectifs. Comme dans bon nombre de secteurs en France, ils semblent jouer le rôle d'antichambre: ils touchent particulièrement les jeunes (p27 sq). Cela s'accompagne d'une féminisation renforcée (p47-48). L'essentiel des difficultés de la presse est bien réel, mais ces difficultés ne datent pas d'hier: la diffusion de la presse quotidienne n'a jamais été extraordinaire en France. L'équilibre économique du secteur dépend peut-être de cette niche fiscale, mais c'est aussi l'argument de nombre de secteurs, comme celui du bâtiment qui a obtenu une nouvelle niche sous la forme du Duflot pour succéder au Scellier.

Le dernier argument, c'est celui de la pression politique ou, dit autrement, du pouvoir de nuisance. L'article mentionne que la niche fiscale a été éliminée par le gouvernement Juppé en 1996 sous sa forme originelle, avant qu'elle ne réapparaisse avec le gouvernement Jospin. L'article précise aussi que des négociations avaient été ouvertes par le gouvernement Juppé ... mais pas avec les autres professions — dont certes certaines avaient disparu — bénéficiant de la même niche fiscale! D'autre part, les mouvements qui réclament la fin de la niche sont clairement de droite. Comme les journalistes sont réputés être majoritairement à gauche, on voit bien que la suppression gêne moins les gouvernement de droite — d'où l'action de Juppé — que ceux de gauche — d'où le rétablissement par Jospin. Pour leur part les gouvernements de droite n'hésitent pas à cajoler des catégories estampillées de droite, comme les restaurateurs. L'accès privilégié des journalistes aux média explique aussi pourquoi ce fut sans doute la seule profession à obtenir des négociations. Cette capacité à créer du grabuge explique aussi la longévité des niches pour l'outre-mer, la Corse ou les œuvres d'art, malgré leur côté extravagant: elles maintiennent une certaine paix sociale. Il est vrai que dans ce cas, l'intérêt général n'est pas forcément la motivation première pour l'instauration ou le maintien de niches fiscales, de même d'ailleurs que pour leur suppression.

L'article est aussi honnête: il précise bien que la justification de la niche est devenue compliquée de nos jours et que certains syndicats de journalistes proposent même — fait rare! — qu'elle soit supprimée. Il n'en constitue pas moins un exemple assez parlant de la difficulté de la suppression de tous ces avantages. Dans le cas présent, on a un groupe de gens qui peut faire beaucoup de bruit s'il le souhaite, pour lequel l'avantage est très tangible (1000€ par personne et par an), qui connaît actuellement des difficultés réelles et dont l'activité dépend au moins en partie de cet avantage. Comme beaucoup de ces niches rassemblent les mêmes caractéristiques: capacité à se faire entendre, importance individuelle de l'avantage, activité organisée autour de la fiscalité avantageuse. Bref, on aurait du mal à trouver meilleur article permettant d'imaginer à quoi les parlementaires et le gouvernement font face à longueur d'année en matière de fiscalité.