Ayant abordé l'envoi d'une proposition de loi au congélateur, il était certain que le sujet suivant en sortisse sortît, celui des fameuses lasagnes au cheval. Il faut bien dire que ces plats surgelés, pas spécialement destinés à une clientèle de gourmets, mais plutôt à tous ceux qui cherchent un plat roboratif à bon marché et compatible avec cette invention remarquable qu'est le four micro-onde, sont très tentants pour ceux qui voudraient se livrer à une fraude en remplaçant un aliment garanti, le bœuf, par un autre, en l'occurrence le cheval. Personne, en effet, ne pourra jamais détecter la fraude en goûtant le plat, élaboré spécialement pour qu'on n'y puisse reconnaître le goût des ingrédients.

Comme d'habitude, la révélation de la fraude a permis de se livrer à ce grand sport social qu'est la désignation de coupables, dont la plupart sont innocentés au fur et à mesure que l'enquête se déroule. Le premier coupable trouvé fut bien sûr le trader, héritier lointain de l'accapareur. Toute production industrielle a besoin d'approvisionnements et, pour ce genre de production, on se figure bien que le prix est prépondérant dans le choix du fournisseur. C'est pourquoi la présence d'un intermédiaire chargé de trouver la matière première au meilleur prix est quasiment obligatoire. Cependant, l'histoire récente n'a point amélioré l'image de cette profession, les officiants ne sont guère dépassés dans l'opprobre publique que par les sociétés qui les emploient. Il faut dire aussi que les sociétés impliquées dans ce drame moderne sont établies dans des paradis fiscaux, c'est-à-dire ailleurs qu'en France, et qu'une d'entre elles a eu l'idée de se nommer Draap, le nom de la pauvre bête écrit à l'envers dans l'idiome local. Les louables efforts de la profession pour améliorer son image, en établissant un subtil distinguo entre négociant et commissionnaire, dont à la lecture de l'article on comprend que l'un est l'aboutissement de l'autre, échouent à cause d'un manque criant de sophistication, le personnel usant d'un langage aussi fleuri que rustique. Les traders sont pour l'instant sauvés par l'avancée de l'enquête qui accuse formellement le grossiste français.

Un autre coupable, plus indirect mais non moins vicieux, a été dénoncé par le pourfendeur national de la malbouffe, José Bové. Une loi aurait été votée en Roumanie interdisant la circulation des véhicules hippomobiles, mettant les chevaux roumains dans la charrette pour l'abattoir et provoquant un afflux de viande de cheval à écouler. Devant l'idiotie et la tyrannie d'une telle loi, il n'a pas fallu longtemps avant que le suspect habituel en la matière ne soit accusé à son tour. Ainsi donc, le Moloch bruxellois, fidèle à sa réputation, aurait envoyé pour le plaisir des chevaux à l'abattoir pour faire de la place aux voitures. Bien entendu, point de loi européenne ni même roumaine, la responsabilité du déclin des chevaux de trait en Roumanie ― très relatif à l'heure actuelle ― s'explique sans doute plus par une élévation du niveau de vie ou une baisse relative du prix des automobiles. On peut aussi s'étonner d'une loi dont José Bové clame qu'elle est appliquée depuis 2009 ou 2010 mais dont on trouve trace dès 2008 dans la presse anglaise: 5 ans de conservation au congélateur, c'est tout de même long. Par contre, il est évident que le nombre de chevaux de trait en Roumanie en fait un grand producteur de viande de cheval, ceux-ci finissant leur vie à l'abattoir lorsqu'ils ne sont plus capables de remplir leur office. Cependant, la situation en Roumanie n'explique pas tout: ce qui a déclenché l'affaire c'est sans doute la crise. Le Financial Times nous informe ainsi qu'il y a eu, en 2012, 10 fois plus de chevaux envoyés à l'abattoir en Irlande qu'en 2008: un cheval, de course cette fois, est en effet un bien de prestige qui coûte en entretien. L'appauvrissement réel provoqué par la crise dans les pays les plus touchés, dont l'Irlande, force les propriétaires à se séparer de ces biens et les fournisseurs de ces biens à fermer. Le détonateur de la crise nous est aussi révélé: devant l'afflux de chevaux à l'abattoir et, sans doute, le manque de débouchés officiellement visibles, les autorités sanitaires irlandaises se sont mises à effectuer des tests ADN. Ce qui a débouché sur la découverte que des steaks hachés contenaient presque 30% de viande de cheval. En fait, il semble que ce soit cet afflux de viande de cheval en Europe de l'Ouest qui ait fait chuter les cours et s'accumuler des stocks, créant la tentation de frauder. L'accusation envers les autorités roumaines voire européennes apparaît alors pour ce qu'elle est, la désignation d'un coupable étranger, contre lequel il s'agit de prendre des mesures d'autant plus vigoureuses qu'il s'était cru à l'abri du fait de la distance, et fort utile puisqu'il sauvegarde notre amour-propre.

On sent aussi chez José Bové une réprobation envers les procédés industriels qui ont permis d'inclure de la viande de cheval dans les lasagnes en toute discrétion. C'est ainsi qu'on a appris l'existence du minerai de viande, matière première de nombreux plats surgelés à base de viande hachée. Cette répugnance peut surprendre dans un pays où les jus de raisins pourris puis fermentés, les fromages moisis ou les estomacs de vache sont portés au pinacle comme des mets destinés à de fins gourmets et une tradition à conserver, mais cette répugnance est largement déterminée par des facteurs culturels. Il est plus étonnant que ce soit au sein de la famille politique de l'opposition au gaspillage alimentaire au nom de la faim dans le monde et du réchauffement climatique qu'on sente le plus d'opposition à la malbouffe. Or, comme le montre la description du minerai de viande, c'était quelque chose qui était brûlé de façon improductive, il y a 40 ans. De plus, une recette certifiée 100% italienne montre bien quelle était l'origine des lasagnes: un plat de restes permettant de recycler la viande laissée de côté et provenant de différents animaux. Les industriels ont donc valorisé des déchets comme le demandait si bien Éva Joly: Une politique écologiste des déchets vise évidemment une réduction du volume global de déchets par une action renforcée en amont, dès la conception des produits. Il faut aussi remarquer que l'usage de la viande de bœuf est très mauvais pour le climat: si on en croit les documents du bilan carbone, la viande bovine provoque en moyenne l'émission de 27kg d'équivalent CO₂ par kg de viande commercialisée (p37 du doc sur l'agriculture). C'est dû pour une bonne part aux émissions de méthane: la digestion des ruminants provoque l'émission de 30Mt d'équivalent CO₂ chaque année en France, soit 6% de nos émissions! On conçoit donc bien qu'il est intéressant de ce point de vue de consommer le maximum du bœuf pour préserver la planète, y compris les chutes de viande. De plus, en fraudant en remplaçant du bœuf par du cheval, le grossiste français a provoqué une moindre émission de gaz à effet de serre: toujours selon les documents du bilan carbone (p31), un cheval de trait émet deux fois moins de gaz à effet de serre qu'un bœuf! On voit donc bien que les procédés industriels et la filouterie du grossiste ont des conséquences écologiques positives, même si elles n'ont pas lieu en suivant les préceptes prônés.

Cette histoire de lasagnes au cheval permet une fois de plus de s'apercevoir que les suspects les plus rapidement désignés — d'ailleurs ce sont souvent les même à chaque fois — ne sont pas les plus coupables. On constate aussi que le métier de politique est fort compliqué, non point tant à cause des conséquences inattendues des décisions prises, mais surtout à cause de ces satanés sujets, qui s'obstinent à ne pas vouloir des solutions toutes prêtes qui leur sont offertes et s'acharnent à répondre aux problèmes posés à leur façon, ainsi que des inévitables lubies idéologiques qui empêchent d'accepter la déviance des sujets. On avait déjà bien vu cela, il y a un an et demi, lors d'une sombre histoire de concombres andalous et de pousses de soja, où devant l'impeccabilité des industriels et l'origine impensable du scandale, on n'avait pas tiré les conclusions qui s'imposaient. On le voit bien de nouveau ici: voilà un grossiste qui rend leur sens originel à des plats et des traditions ancestraux, participe du mieux qu'il est possible à une filière efficace de recyclage, permet d'éviter des émissions de gaz à effet de serre! Quel politique peut s'opposer à cela? Et pourtant!