En ce moment, se déroulent des négociations sur un éventuel traité de libre-échange entre les États-Unis d'Amérique et l'Union Européenne. Selon les opposants, tout se déroule dans le plus grand secret, tellement bien gardé que la Commission Européenne publie ses objectifs et que la Maison Blanche fait de même. Une disposition qui suscite particulièrement l'ire des opposants est l'idée d'un tribunal arbitral chargé de faire respecter les dispositions du traité.

Pourquoi un tribunal?

À notre époque, le but d'un traité est de faire régir par le droit certains des rapports entre états ou entre un état et des entités privées dépendant d'un autre état. Ce qui veut dire que l'usage de la force est censé être exclu. Dans le passé, ou même parfois de nos jours, les disputes sur l'interprétation concrète des termes du traité se réglaient quand même ultimement par l'usage de la force. Ce fut la cause de certaines guerres et a laissé l'expression «diplomatie de la canonnière» dans le langage courant. Suite à la 1ère guerre mondiale, la Société des Nations fut fondée ainsi qu'une cour de justice pour régler les différends dans un cadre pacifique. La Société des Nations s'est révélée impuissante à empêcher la marche à la 2e guerre mondiale, mais les principes sont restés: il existe désormais de nombreux traités prévoyant des mécanismes de règlements des différends qui s'apparentent à des tribunaux. Certains traités ont même créé des cours criminelles pour réprimer les crimes les plus graves.

Les traités de libre-échange s'étendant sur de nombreuses pages, comptant de très nombreuses dispositions donnant les cas généraux et toutes sortes d'exceptions, ils font sans nul doute partie des traités les plus difficiles à interpréter. Les problèmes d'argent étant aussi une source intarissable de litiges variés, c'est sans doute le domaine du droit international où ce type d'organe est le plus répandu. Une littérature abondante s'est développée et les traités commerciaux prévoient souvent de régler les différends soit via un forum ad hoc soit via un des tribunaux arbitraux permanents.

On peut se demander si on ne pourrait pas faire régler ces questions par les juridictions nationales classiques. Outre la question du choix du pays devant régler la question, un problème d'apparences se pose: pour éviter des soupçons de partialité ou de convenance politique, il vaut mieux que les juges soient envoyés par chacune des 2 parties ou désignés parmi un collège constitué de juges provenant de multiples pays.

Une menace pour la démocratie?

Un exemple de tribunal international créé par un traité de libre-échange est la Cour de Justice de l'Union Européenne. Elle fut originellement créée par le traité fondant la CECA, ses compétences ont été étendues progressivement par les traités européens suivants. Elle peut être saisie par les personnes physiques ou morales — dont les multinationales — via des actions judiciaires dans les tribunaux nationaux depuis au moins le traité de Rome de 1957. Un des buts premiers de la CJUE est d'offrir une voie de contestation des décisions des états ou de l'organe exécutif européen, la Commission, et donc de contester des décisions prises par des gouvernements démocratiquement élus.

Vue l'ancienneté de l'Union Européenne, comme Alexandre Delaigue, il me paraît bien excessif de crier à la fin de la démocratie. On peut quand même commencer à distinguer plusieurs types d'oppositions. La première, c'est celle des souverainistes, tels qu'on les trouve au Front de Gauche ou au Front National: comme ils s'opposent à toute perte de souveraineté, ils sont contre tout traité de libre-échange, y compris celui fondant l'Union Européenne. De fait, si on refuse toute perte de souveraineté, il ne peut pas vraiment y avoir d'accord commercial international, ou alors sur des broutilles, les pays avec lesquels on voudrait trouver un accord craignant qu'on revienne dessus à la première occasion. C'est pourquoi il est particulièrement risible pour ces formations de clamer ne pas être anti-européennes.

La seconde, c'est celle des Verts, dont le spécialiste du sujet, Yannick Jadot, nous dit que ce traité fait peser des menaces gigantesques sur nos modes de vie comme sur notre démocratie toute entière. Or, les Verts ne sont pas opposés par principe aux transferts de souveraineté: ils sont par exemple favorables à la Cour Pénale Internationale et cultivent une image pro-européenne. Cette opposition paraît donc plus liée à des cas d'espèces de produits ou de pratiques qui pourraient devenir autorisés. On peut en fait subodorer que cette opposition est en premier lieu liée aux produits alimentaires, aux produits chimiques et à l'industrie minière. La Commission déclare que les produits chimiques seront de fait exclus du périmètre de l'accord. Quant aux mines — sujet dans lequel il faut ranger le gaz de schiste — les permis d'exploiter sont résolument restés une prérogative nationale: il est peu probable que le traité impose aux états d'accorder des permis. Il reste donc principalement les produits alimentaires (OGMs…).

Et de fait, la peur d'une condamnation européenne a déjà amené la France à autoriser la commercialisation d'au moins un produit, en l'occurrence, le Red-Bull ®. Une autre organisation a un fort impact en la matière: l'OMC qui dispose elle aussi de son propre tribunal, l'organe de règlement des différends qui ne peut être saisi que par les états. L'Union Européenne a déjà été condamnée 2 fois sur des affaires alimentaires:

  1. Sur le bœuf aux hormones, décision dont il a été question sur ce blog. Pour résumer, l'UE a été incapable de montrer qu'il existait un risque même infime pour la santé de consommer du bœuf aux hormones; seul un expert, nommé par les USA, a donné un maximum de 1 cancer par million de personnes consommant 500g par jour de viande aux hormones. À la suite de quoi, le tribunal a analysé la situation à la lumière du principe de précaution et condamné l'UE. Une partie des mesures de rétorsion autorisées à cette occasion sont toujours en vigueur.
  2. Sur l'importation d'OGMs, l'UE a été condamnée suite à l'adoption d'un moratoire sur les autorisations. Elle a été condamnée pour avoir trop traîné les pieds pour autoriser l'importation de ces denrées — en général destinées à la consommation animale — ainsi que pour les mesures de sauvegardes prises par les états membres (pour les mêmes raisons que dans l'affaire du bœuf aux hormones). Cette condamnation explique sans doute en grande partie pourquoi l'importation d'OGMs est autorisée dans l'UE.

Ces condamnations sont basées sur l'accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS), dont il ressort en gros que, pour interdire l'importation d'aliments, il faut au moins avancer une raison scientifiquement fondée et pas uniquement se baser sur des hypothèses. L'innovation principale du tribunal du TTIP étant la possibilité de saisine par des personnes morales et physiques, il est très probable que les associations d'agriculteurs US vont essayer, dès l'entrée en vigueur du nouveau traité, de faire valoir l'autorisation de mise sur le marché de la FDA comme autorisant l'exportation en Europe. Étant donné le consensus scientifique sur la question, il y a des chances qu'ils l'obtiennent.

L'opposition des écologistes au tribunal s'explique donc sans doute par leur opposition à des traités déjà signés, mais dont l'application dépend de fait du bon vouloir des états à porter l'affaire devant l'OMC. Avec la possibilité de porter plainte directement, les firmes ou les associations d'intérêts pourraient faire reconnaître leurs droits plus facilement. Le tribunal ne permet pas grand chose par lui-même: ses décisions dépendront avant tout du texte des autres dispositions du traité ainsi que des traités qui l'ont précédé.

Quels enjeux?

Comme Alexandre Delaigue, je pense que l'enjeu principal de ce traité est de s'entendre sur des normes communes entre les USA et l'UE pour contrer les futures normes chinoises. Ce travail en commun entre occidentaux est courant sur de nombreux sujets — par exemple, le codage des vidéos — avec des spécialités par zones — par exemple, les normes européennes sur les émissions des voitures servent souvent de base ailleurs.

Cette uniformisation des normes requiert en contrepartie que les normes soient dans le futur élaborées en commun et aussi qu'aucune des 2 parties ne puisse arbitrairement décider de refuser certains produits, dès l'instant que les normes communes sont respectées. De fait, cela veut dire que la possibilité d'opposition politique à certaines nouveautés sera réduite. L'étendue de cette réduction dépendra du nombre de domaines couverts par l'accord. On peut cependant supposer que les produits déjà couverts par des accords précédents ne pourront plus subir d'opposition — ce qui inclut notamment les OGMs. Pour s'assurer qu'aucune des 2 parties ne pourra exercer de refus arbitraire, la mise en place d'un tribunal sera requise par les 2 parties.

Pour simplifier, les opposants au tribunal sont soit des opposants de toujours au libre-échange soit veulent surtout conserver la liberté de s'asseoir sur une partie des traités déjà signés, faute de pouvoir les rejeter en bloc de façon réaliste. Malheureusement pour ces derniers, l'expansion du droit international rend l'inclusion d'un tribunal que pourront saisir directement des firmes ou des lobbies (voire dans des cas exceptionnels, des personnes physiques) pratiquement obligatoire dans un futur traité avec les USA.