La victoire du «Leave» au référendum sur le Brexit et la victoire de Donald Trump aux primaires des Républicains, puis à l'élection présidentielle aux USA ont suscité des commentaires sur la diminution de l'importance des faits dans les médias et dans le discours public en général. C'est ainsi, par exemple, que le Guardian a publié un article intitulé «How Technology disrupted the truth» — qu'on pourrait traduire par «Comment la technologie masque la vérité». La thèse en est qu'Internet et en particulier les réseaux sociaux empêchent les faits et la vérité d'apparaître aux yeux de tous, à cause de l'accélération du rythme qu'ils imposent et de l'émiettement de l'audience qu'ils engendrent. Cette thèse était aussi en partie énoncée dans le livre La démocratie des crédules où il était toutefois rappelé qu'Internet ne faisait que faciliter des tendances naturelles. Mais Gérald Bronner, l'auteur, prônait et prône toujours un essor de la «slow information» pour contrer ce qu'il appelle la démagogie cognitive.

L'immédiateté

Pour ma part, je trouve que mettre l'accent sur le versant de l'immédiateté, permise par les réseaux sociaux et Internet, n'est pas totalement mérité. En effet, on peut constater que les longues enquêtes ne sont pas une garantie contre les assertions fausses. Dans le passé en France, il y a eu quelques exemples de reportages, parfois portés au pinacle, qui de fait étaient basés sur des apparences et des mensonges.

  1. Le Cauchemar de Darwin dénonçait le commerce de la perche du Nil, pointant classiquement l'exploitation des travailleurs et la disparition de certaines espèces de poissons mais l'accusant aussi de favoriser la prostitution, le commerce des armes et par là les génocides ainsi que les guerres civiles de la région. L'imposture de ce film a été dénoncée par François Garçon, la réponse du réalisateur Hubert Sauper évite soigneusement d'apporter de quelconques éléments de preuve. Au contraire, on peut considérer qu'il n'en possède aucun. Il est toutefois notable qu'il fait état de 4 ans de travail. Plus de 10 ans après sa sortie, ce film est toujours cité dans les articles wikipedia sur la perche du Nil …
  2. Le documentaire Prêt à jeter dénonçait l'obsolescence programmée. Seul problème: ça n'existe pas. Ce qui, en apparence, paraît dû à un complot est en fait la conséquence de compromis économiques, de pannes aléatoires, d'innovations et d'effets de mode. Le reportage utilise à son avantage des histoires comme l'ampoule de Livermore ou la nostalgie pour les anciens pays communistes et la rusticité légendaire mais inexistante de leurs équipements. Au fond, ne pas vérifier les informations n'a pas posé de problème pour la diffusion de ce film: les apparences ont suffi.
  3. Cette année dans l'émission Cash Investigation, le reportage Produits chimiques : nos enfants en danger dénonçait les dangers supposés des pesticides, mais dès le départ faisait dire à un rapport de l'EFSA l'inverse de ce qu'il disait vraiment. Ainsi au lieu des 97% de fruits et légumes contenant des résidus de pesticides, 97% des tests étaient dans les limites de la réglementation et dans à peu près la moitié des cas, rien n'était détecté. D'autres contre-vérités parsemaient le reportage. On peut remarquer qu'une association militante s'est vantée d'avoir grandement aidé à produire cette émission, tout au long d'une année et qu'aucune rectification n'a été publiée ou diffusée par France2, malgré les articles des rubriques de vérification de certains médias traditionnels.

Ces exemples devraient amener à se méfier aussi des enquêtes de long terme, menées sans forcément que les sujets sous-jacents fassent les gros titres. Dans ces 3 cas, seuls les pesticides faisaient l'objet d'articles récurrents dans les médias traditionnels. Après quelques années à l'affiche au cinéma puis à la télévision, le cas de la perche du Nil a de nouveau rejoint la cohorte des non-sujets. Il y a de bonnes raisons à cela. Pour expliquer les effets de meute, la victoire du biais de confirmation ou, plus généralement, de toutes les formes de paresse intellectuelle, on avance souvent que c'est l'intérêt économique qui fait que l'emballement se produit: il faut publier vite, les autres vont le faire, ça confirme ce qu'on pensait et c'est ce qu'attendent les lecteurs. Mais pour une enquête longue, certains de ces problèmes se posent toujours. D'abord, ces enquêtes sont d'une façon ou d'une autre préfinancées et il faut donc sans doute que le producteur vende le sujet à une chaîne de télévision avant que le reportage ne soit fini. Savoir ce qu'on va dire à l'avance est donc une bonne idée économique. On peut aussi recruter l'aide de gens prêts à abonder dans votre sens. Orienter l'émission dans le sens d'un grand scandale à l'œuvre dans l'ombre est un plus qui peut attirer de l'audience, etc. Une chose est certaine: ce type de système ne peut contrer le biais de confirmation. Si jamais il s'avère que les faits vont directement à l'encontre de la thèse du reportage, ça peut se solder sur un reportage impossible à montrer … Ça peut même dériver sur des comportements malhonnêtes: les seules explications disponibles du contre-sens de Cash Investigation sont une mauvaise connaissance du français, un aveuglement dû aux convictions des auteurs et la pure malhonnêteté.

Un autre exemple montre jusqu'à la caricature ce qui peut se passer avec ces reportages. Il y a quelques années, M6 avait diffusé une émission intitulée Au secours mon mari est un macho!. Bien sûr avec un titre et un sujet pareils, il avait fallu recruter un pigeon. Et donc l'équipe de tournage avait dit au couple sujet principal de l'émission que celle-ci porterait sur la passion du tuning. Grâce à un montage astucieux des discussions tenues tout au long de la journée avec eux, M6 a pu diffuser le sujet qu'elle souhaitait, flouant ainsi les gens enrôlés pour l'occasion. Bien sûr, on est là en face de pure malhonnêteté. Mais il reste qu'en tant que spectateur ne connaissant pas un sujet, on ne sait pas qui a été interrogé, combien de temps, ce qui a été conservé au montage, à quel point le reportage est orienté à l'appui d'une thèse particulière. On doit entièrement se reposer sur l'honnêteté et le sens du jugement des auteurs.

C'est pourquoi je pense que le problème de l'immédiateté se pose toujours du point de vue du spectateur, fût-il journaliste, qui tombe sur une information nouvelle. Il doit juger rapidement, parce qu'il a généralement autre chose à faire, si cette information est vraie. Et il a plus ou moins de chances de le faire selon qu'il ait été conditionné par la forme de l'annonce et des évènements passés ou selon que la nouvelle confirme, ou pas, ses croyances. Il est assez naturel que les gens qui font des annonces nouvelles travaillent au sujet en amont: leur élaboration requiert du travail qui ne se fait pas en un jour. La plupart des informations récurrentes sont dans ce cas. Par exemple, l'annonce des chiffres de la croissance économique requiert le travail des services de l'INSEE qui élaborent ensuite un communiqué pour présenter divers faits saillants. Mais on peut utiliser cette phase de travail pour préparer une opération médiatique. C'est ainsi que la présentation par Gilles-Éric Séralini de ses résultats bidons s'est accompagnée de publications simultanées ou presque de livres et reportages. C'est aussi le cas pour le premier exemple cité dans l'article du Guardian: si les frasques supposées de David Cameron avec une tête de cochon ont été diffusées, c'est pour faire la publicité d'un livre.

Pour espérer contrer cela, il faudrait que les rectificatifs des fausses nouvelles aient la même exposition que les annonces initiales et qu'ils soient systématiques. Malheureusement, ce n'est jamais le cas. Et, comme dans le cas du reportage de Cash Investigation, la réprimande des collègues est dans le meilleur des cas modérée: le premier Désintox de Libé se termine sur un dernier paragraphe où l'auteur se refuse à invalider l'ensemble du reportage sur cette base, alors que l'erreur est grossière et que toute l'émission semble basée là-dessus. Il s'est même trouvé au moins un journaliste pour pratiquement justifier le procédé. La suggestion de Gérald Bronner d'une sorte de Conseil de l'Ordre pour les journalistes pourrait être une solution, mais on se demande comment il trouverait tous les experts nécessaires ou comment il pourrait obliger les médias incriminés à faire amende honorable.

L'émiettement de l'offre

Par contre, là où Internet aide clairement les croyances, c'est dans l'émiettement de l'offre d'information. Depuis l'apparition d'Internet, des sites d'information nouveaux sont apparus dont la caractéristique est de s'adresser aux gens suivant leurs opinions (Contrepoints pour les libéraux, Fdesouche pour l'extrême droite, etc.). Internet sert aussi de répertoire d'arguments: c'est à cette fonction que le site d'Étienne Chouard dut sa renommée lors de la campagne référendaire de 2005. Mais je constate qu'en fait, Internet ne fait que prolonger une tendance déjà à l'œuvre, même si la perfection est presque atteinte.

Tout d'abord, il y a toujours eu une coloration politique à certains médias. Il est bien connu que Le Figaro est par exemple plus réceptif aux thèses de la droite française que ne l'est Le Monde, L'Humanité est le quotidien historique du Parti Communiste. Mais jusque vers les années 80-90, la concurrence idéologique semblait limitée aux médias écrits. La libéralisation qui s'est produite depuis a d'abord révélé que beaucoup de gens souhaitaient écouter de la musique à la radio, mais en 1996 Fox News s'est lancée. L'argument de vente n°1 de Fox News est son point de vue ouvertement pro-Républicain, comme celui de CNBC est d'être pro-Démocrate. L'émiettement ne date donc pas simplement de la diffusion massive d'Internet ou des réseaux sociaux, elle démarre sans doute avant avec la libéralisation des médias audiovisuels.

Ensuite il est vrai que dans ce domaine, Internet aide énormément. Internet diminue grandement les coûts de publication. Plus besoin d'imprimerie, d'émetteur radio. Internet a aussi changé le marché de la publicité, au moins pour les médias écrits. Les médias anciens comme nouveaux cherchent donc des financements, mais comme les informations en elles-mêmes sont disponibles partout, il faut proposer quelque chose d'autre: en l'occurrence, on peut leur proposer un point de vue sur le monde. Un business model possible est que les médias trouvent une clientèle en jouant sur les biais de confirmation d'une partie de la population, ou inversement, que la population se trie d'elle-même en se répartissant sur l'offre disponible suivant les différentes croyances. On peut voir ça sous un angle optimiste, mais évidemment le risque est que les fausses croyances ne s'implantent, sous l'effet d'une segmentation des médias suivant les groupes de population. Chaque groupe dans la population développerait alors ses propres croyances. C'est d'autant plus facile que les réseaux sociaux comme Facebook ont des algorithmes pour nous proposer principalement des choses proches de ce qu'on a déjà aimé, masquant le reste.

Enfin, cela relativise le pouvoir des médias en tant que tels. Une telle segmentation se produit surtout parce que la population se sélectionne sur des lignes éditoriales, les titres de presse essayant de nouvelles lignes éditoriales quand ils se sentent en perte de vitesse ou qu'ils sentent une opportunité. Il semble que Valeurs Actuelles ait fait évoluer sa ligne éditoriale ces dernières années. Il y a sans doute une lien avec les progrès électoraux du Front National et la disparition progressive des centristes du champ électoral. Les gens semblent se méfier des médias, mais est-ce parce que ces derniers ne disent pas la vérité ou parce qu'ils ne collent pas assez aux croyances des lecteurs? On peut aussi regarder dans le passé: au début de la IIIe République, il y avait de nombreux petits journaux d'opinion. Si Zola a publié son J'accuse…! dans L'Aurore, c'est parce que Le Figaro avait reçu de nombreuses protestations de lecteurs pour ses 3 premiers articles défendant Dreyfus. Cette affaire va d'ailleurs voir une partie non négligeable de la population continuer à croire en la culpabilité de Dreyfus malgré la révélation et la confirmation de faits accablants sur ceux qui l'ont envoyé au bagne. Une partie des positions de la presse reflètent donc les goûts du public, pas forcément une réflexion poussée sur un problème. Inversement, la population ne suit pas toujours les recommandations de la presse, comme le montrent les exemples du référendum sur le traité européen de 2005, le Brexit ou encore l'élection de Donald Trump. Quand les médias amplifient une rumeur, c'est souvent qu'il y a rencontre des croyances des journalistes et de celles de la population en général.

Comme la presse a pour but de relater des faits nouveaux, elle peut faire connaître largement des rumeurs qui sont encore largement ignorées par le plus grand nombre. Cela peut être relativement bénin quand on révèle les relations sentimentales de personnalités politiques. C'est bénéfique quand on révèle de vrais scandales publics. C'est par contre clairement néfaste quand on diffuse de pseudo reportages sur les dangers de la vaccination, ou un faux témoignage dans une affaire criminelle. Le problème est que la véracité n'est pas le premier déterminant de l'impact que peuvent avoir ces nouvelles, c'est plutôt l'accord qu'il y a entre ce qui est annoncé et les croyances des spectateurs et lecteurs. Pour que des faits réels mais qui s'insèrent mal dans le système de croyances de beaucoup de gens, il faut sans doute répéter de nombreuses fois et insister sur les preuves. Malheureusement, l'émiettement fait que les spectateurs peuvent fuir dès que le message ne plaît plus.

Cela rend plus difficile d'arrêter les démagogues qui mentent en jouant sur les croyances populaires. En effet, les médias sont parfois obligés de traiter certains sujets, ce qui donne une tribune à ceux-ci, même si les journalistes contredisent directement le tribun. Impossible par exemple de passer sous silence qu'il y a des gens qui appellent à voter «non» à un référendum! Le public ne répondant en partie que suivant ses croyances, la contradiction du journaliste tombe à plat: c'est pourquoi les rubriques de vrai/faux ne peuvent avoir qu'un impact limité sur certaines personnalités publiques. Une autre tactique est de profiter de l'émiettement des médias pour parler successivement à plusieurs audiences et leur dire ce qu'elles veulent entendre, que ce soit vrai ou faux, d'ailleurs! Évidemment, plus il y a d'émiettement et plus il y a de «silos» d'opinion, plus c'est facile.

En conclusion, il semble qu'incriminer Internet pour les contre-vérités dans les médias, c'est se tromper assez largement. Le problème de l'immédiateté dans les reprises et buzz n'est pas le seul problème, et on ne peut pas le contrer simplement en suscitant plus d'enquêtes de long terme: au fond on peut préparer un buzz de longue date! Là où la responsabilité d'Internet est claire, c'est dans la tendance à l'émiettement. Cela donne inévitablement des occasions supplémentaires pour les démagogues, mais c'est un mouvement qui avait commencé avant qu'Internet ne soit massivement utilisé. Cependant, vu le niveau de perfectionnement de plateformes comme Facebook, la segmentation de l'auditoire est sans précédent. Par ses actions sur Facebook, on peut signaler au fur et à mesure l'ensemble de ses propres croyances, ce qui permet ensuite de relayer surtout les contenu reflétant ces croyances. Même s'il n'y a pas plus de fausses nouvelles qu'hier dans les journaux, la faculté d'entendre et de lire uniquement ce qui confirme ce qu'on croit déjà devrait pousser à chercher leur élimination.