Lundi dernier, d'anciennes gloires de la politique française ont publié une tribune dans le journal Libération, intitulée La France a besoin de scientifiques techniciens. Ils y dénoncent les militants qui ont empêché la tenue du débat public officiel sur le stockage géologique des déchets nucléaires et, partant, l'impossibilité de mener un débat serein sur les questions polémiques du moment où la technique joue un grand rôle: nucléaire, OGMs, ondes électromagnétiques, etc. Ils déplorent la faiblesse des vocations pour les domaines techniques et scientifiques. Ils y énoncent la nécessité du progrès technologique et leur volonté de laisser aux spécialistes des domaines techniques la liberté d'exprimer les conclusions que donnent la science.

Cette tribune m'a immédiatement fait penser au film Les Visiteurs: on a là des gens d'un certain âge qui semblent se réveiller bien tard une fois que des évènements ne font que révéler une tendance de long terme. La publication de la tribune dans la presse papier tout d'abord: cela rend la diffusion restreinte au seul lectorat déclinant de la presse papier le jour de la publication. À ce jour, seul Jean-Pierre Chevènement s'est fait l'écho de la tribune sur son propre site, une fois l'embargo du journal a expiré. À ma connaissance, ni Michel Rocard, ni Robert Badinter n'entretiennent de site web ou de page facebook. Contrairement à eux, Nicolas Sarkozy n'exprime plus ses opinions que par sa page facebook, sa notoriété lui garantissant une exposition immédiate et la reprise par les médias.

Sur le fond, la contestation ou le mépris de ce que disent les scientifiques n'a rien de vraiment nouveau, il y a probablement toujours eu une proportion de gens prêt à le dire haut et fort. Ce qui a changé, c'est que ce type de comportements est devenu acceptable et ces propos sont désormais relayés dans les médias généralistes. Ainsi, on a signalé sur ce blog que les tenants de la nocivité des ondes électro-magnétiques trouvaient à s'exprimer au premier degré dans ''Le Monde''. Avec la publication du rapport de l'ANSES, un journal comme Les Échos fait du teasing sur ce sujet avant de dire le lendemain que les dangers sont quasi-nuls. Sur les OGMs, on constate que si les opposants trouvent antenne ouverte, le consensus scientifique a peine à trouver son chemin jusqu’à la diffusion. Ainsi en est-il d'un document approuvé par l'ensemble des Académies des Sciences européennes disant que les risques des OGMs n'étaient pas plus grands que les techniques de sélection classiques et que les OGMs avaient eu des conséquences favorables pour leurs utilisateurs. Par ailleurs, les destructions d'essais ou de cultures n'ont pas vraiment été décrites comme du vandalisme.

Quant aux politiques, on ne peut pas dire qu'ils se précipitent pour faire contrepoint. Ils favorisent ouvertement ces études destinées à chercher des risques éventuels par rapport à des nouveautés. On a d'ailleurs l'impression que ces recherches de risques sont avant tout là pour permettre d'interdire des produits impopulaires. Le cas le plus patent est encore celui des OGMs où suite à l'arrêt récent du Conseil d'État peu ont élevé la voix pour dénoncer un abus de pouvoir ou pour relayer les conclusions du document des Académies des Sciences. Quand cela est politiquement expédient, ils semblent accueillir avec bienveillance l'hypothèse que les ondes électro-magnétiques puissent être nuisibles. Mais pour en arriver à ce qu'un député européen menace de poursuites judiciaires des experts s'ils font des déclarations qui ne vont pas dans le sens souhaité ou, ce qui a suscité la réaction des signataires, à ce qu'on interrompe le débat officiel sur le stockage géologique des déchets nucléaires, c'est qu'il s'est passé une longue période de démonétisation de ce que disent les scientifiques et les experts.

Au fond, les signataires sont nés et ont débuté leur carrière politique à une époque où le progrès technique était encore paré de la vertu d'améliorer la condition humaine, mais pendant qu'ils exerçaient le pouvoir, cette vision des choses s'est dégradée. C'est ainsi que sous le quinquennat de Jacques Chirac, le principe de précaution a été constitutionnalisé, révélant l'attitude des élus vis-à-vis des nouvelles techniques; Bernard Kouchner, alors ministre du gouvernement Jospin, a préféré interrompre le programme de vaccination contre l'hépatite B bien que les avis d'experts étaient que le bilan de cette vaccination était très positif; Alain Juppé lui-même a été à l'origine de la première interdiction d'OGM en France — déjà sur un maïs Bt —, et les signataires ne se sont pas précipités pour défendre le Pr Pellerin quand il a dit que le nuage de Tchernobyl n'aurait aucun effet sur la santé en France. Il me semble donc que les signataires portent une part de responsabilité dans cette dégradation de l'image de la science et de la technique en France.

Toutes ces décisions ont été prises parce que c'était politiquement favorable; ils ne sont pas exprimés fortement parce que ça n'en valait pas la peine à ce moment-là. Mais petit à petit, le discours des scientifiques a été remplacé par le discours d'autres personnes qui se sont érigées en concurrents. Ceux-ci ont en commun de défendre une cause, qui se moque bien d'être basée sur des faits. Qu'il faille bien s'occuper des déchets nucléaires à forte activité, même si le recours à l'énergie nucléaire s'arrête, ne peut arrêter les opposants au nucléaire civil: il s'agit avant tout d'entraver une activité honnie. Il en va de même pour les OGMs, symboles de l'agriculture industrielle; des ondes électromagnétiques et des antennes relais, qui ont pour énorme défaut d'être visibles depuis son jardin. Comme ces concurrents savent se faire entendre et sont nettement plus bruyants que les scientifiques, les politiques ont répondu à leurs demandes via divers artifices. Quoi de mieux que rechercher les risques posés par une technique et ignorer ses bénéfices pour pouvoir l'interdire? Quoi de mieux qu'un moratoire en attendant que la contestation se tasse?

Cette tribune me fait donc penser à la réaction de gens revenant voir une maison qu'ils avaient beaucoup aimé, mais qu'il n'avaient pas beaucoup entretenu, faute de temps, faute d'envie et parce que ça tiendrait bien encore un peu. C'est humain, mais si tous les occupants font de même, l'édifice se dégrade et finit par menacer ruine.