Une mission d'information de l'Assemblée Nationale sur le sujet de la prostitution en France a été formée le 16 juin 2010, elle a rendu son rapport le 13 avril dernier. Lors de son audition, Roselyne Bachelot fit savoir qu'elle était favorable à des sanctions pénales envers les clients des prostituées. La commission fit sienne cette proposition qui, quoique s'en défende son rapporteur, en est la principale. Ce rapport contient aussi des affirmations marquantes, telles que rapportées par la presse, comme par exemple le fait que 80% des prostituées seraient de nationalité étrangère.

Malheureusement, à la lecture du rapport, il n'apparaît pas que la mission y donne un aperçu complet de la prostitution en France, ni même que les faits soient véritablement à l'origine des proposition qui y sont faites.

Le décompte des prostituées et la proportion d'étrangères

Le rapport débute logiquement par essayer de cerner l'ampleur de la prostitution en France. Cependant, le propos liminaire ne comprend étonnamment pas d'estimation du nombre de prostituées en France. Un nombre nous est rapidement donné (p20): il y aurait entre 18000 et 20000 prostituées en France selon l'organisme policier chargé de la répression du proxénétisme. La lecture de la suite du rapport nous apprend que cette évaluation reste cependant assez mystérieuse. Elle semble toutefois se baser en grande partie sur les décomptes effectués par la police. On y trouve ainsi le décompte pour les principales agglomérations françaises. Les chiffres pour Paris sont plus incertains, d'autant plus que la police ne semble pas s'aventurer à donner des chiffres pour ce qu'il se passe au-delà du périphérique, à la campagne. Cependant, en extrapolant ces chiffres aux 30 plus grandes agglomérations françaises, en prenant les estimations maximales et en comptant que les prostituées de rue sont efficacement repérées par la police, on s'aperçoit que la prostitution de rue ne rassemblerait qu'un gros tiers des 20000 prostituées.

La prostitution plus dissimulée pose des problèmes d'évaluation, mais la prostitution qui recrute par Internet a sans doute pu faire l'objet d'une évaluation plus précise grâce à l'existence des annonces. On dénombrerait ainsi 10000 personnes qui se prostitueraient par ce biais (p27).

Le rapport rassemble aussi les chiffres des associations sur divers thèmes, et il s'avère que les associations donnent des nombres très élevés. Quoiqu'on puisse légitimement s'interroger sur la crédibilité des tels chiffres, la mission semble éviter de porter un jugement sur ces chiffre. On aurait pu attendre un tel travail de sa part, de façon à essayer d'obtenir une évaluation raisonnable ainsi que d'éclaircir les critères qui l'entraînent à en retenir certains plutôt que d'autres. La mission termine sa tentative d'évaluation par la phrase suivante (p31):

Il serait donc hasardeux, sur ce fondement, d’avancer un chiffre du nombre de personnes prostituées exerçant aujourd’hui en France.

Cela n'arrête cependant pas la mission dans son évaluation de la proportion d'étrangères parmi les prostituées. Une approche, très certainement superficielle, des mathématiques tend à montrer que la méconnaissance de la distribution peut entraîner des biais dans les échantillons. La conséquence en serait une évaluation complètement fantaisiste. Foin de tout ceci, la mission nous donne la proportion d'étrangers dès son propos liminaire (p16): il y en aurait 80%. Il s'avère en fait qu'il ne s'agit essentiellement de la prostitution de rue (p32 sq.), la seule qui soit véritablement étudiée dans cette optique. Or on a vu qu'elle ne représente sans doute pas la majorité des prostituées en France et sa composition est sans doute sensiblement différente de la prostitution par Internet, par exemple. De plus, la mission se base exclusivement sur les chiffres de la police. Cela donne par exemple le graphe de la p33, où on nous donne l'évaluation de la police.

On y voit nettement une rupture entre 2002 et 2003. C'est dû, de l'aveu même du rapport à l'entrée en vigueur de la loi sur le racolage passif: au lieu de compter sur les personnes contrôlées sur la voie publique, on ne compte plus que les personnes mises en cause pour racolage. Comme au surplus les services de police sont incités à arrêter les étrangers en situation irrégulière, dont on peut penser que les prostituées étrangères le sont plus que d'autres catégories, le biais semble très clair. Cette loi incite aussi toute les prostituée vivant en France de longue date et disposant de son libre-arbitre à procéder autrement pour continuer à exercer leur activité. On ne peut s'empêcher de mettre ce rapport en relation avec les travaux de Sudhir Venkatesh sur la prostitution à New York. La prostitution y a aussi beaucoup changé entre le début des années 90, mais l'auteur remarque que s'est surtout développée la prostitution par Internet. Elle s'est aussi accompagnée d'une diminution du nombre de proxénètes. Il faut dire aussi que ce moyen présente de nombreux avantages par rapport à la prostitution de rue: on peut se faire de la publicité, on peut s'organiser pour plus de confort — pas d'obligation d'être dehors en plein hiver par exemple —, on est moins importuné par la police. Il faut noter que ces avantages sont aussi partagés par les clients qui bénéficient eux aussi de plus de confort et de discrétion. Ce phénomène d'adaptation se confirme par une phrase du rapport (p34):

(La prostitution traditionnelle) ne concerne plus aujourd’hui que des personnes prostituées françaises ou maghrébines d’âge mûr, entrées il y a longtemps dans la prostitution.

Vu les avantages conférés par Internet, on doit s'attendre à une nette diminution de la prostitution de rue et qu'il ne reste surtout que les personnes que la contrainte, l'impossibilité ou l'incapacité d'utiliser Internet maintiennent là. Quand au surplus, on décide de rendre la vie décidément plus difficile à celles qui restent dans la rue en créant un délit permettant à la police d'arrêter à peu près qui bon lui semble avec bonne conscience, ce mouvement ne peut que s'accélérer.

Le rapport n'ignore pas cet état de fait (cf p49 sq.), mais le chiffre reste et dans presque tout le rapport le seul problème dont il est question est le fait que la prostitution serait le fait de réseaux internationaux, d'où l'impossibilité de choisir véritablement librement de se prostituer. On reste aussi étonné qu'aucune perspective historique ne soit proposée pour quantifier l'ampleur de la prostitution en France, malgré les difficultés d'évaluation du nombre de prostituées.

La condamnation essentiellement morale de la prostitution

Quoique le rapport s'en défende, il se livre à une condamnation morale de la prostitution, notamment à partir de la page 180. Le rapport s'attaque à tous les inconvénients perçus de la prostitution. Ainsi en est-il qu'il ne peut y avoir de consentement réel à se prostituer. Parmi les arguments soulevés, il y a le fait que la prostitution créerait une addiction à un argent rapidement gagné (p194). Il faut dire qu'à ce moment-là, tous les métiers pourraient être condamnés, qu'ils rapportent de l'argent rapidement ou pas: seuls les retraités ne manquent pas d'argent lorsqu'ils arrêtent de travailler. Le rapport affirme aussi solennellement que la prostitution est un exemple de sexisme caractérisé (p209 sq), on est peu étonné: s'il doit bien y avoir des domaines où la différence entre les hommes et les femmes s'expriment le plus, ceux qui touchent à la sexualité doivent forcément en faire partie.

Mais la mission se risque aussi sur un terrain quantitatif. Elle veut montrer que l'importance de la prostitution ne fait pas baisser le nombre de viols. Elle prend alors pour exemple le Nevada, où la prostitution est légale dans certains comtés. Le rapport nous montre le tableau (p181) extrait d'un résumé statistique de l'état du Nevada, pour montrer qu'on ne peut pas trouver aucun lien, voire même que le lien est plutôt dans le sens de l'augmentation du nombre de viols. Cependant, en se référant tant à la source originale qu'à wikipedia, il en ressort qu'il y a 17 comtés au Nevada dont 3 considérés comme urbains et 14 ruraux. Le comté de Clark comprend la ville de Las Vegas et plus des 2/3 de la population de l'état. Seuls 11 des comtés ruraux ont légalisé la prostitution, ce qui laisse 3 comtés ruraux sans prostitution légalisée. Parmi ces 3 comtés, un comté compte plus de 40000 habitants, les 2 autres réunis environ 6000. Il semble donc évident que les chiffres sur les viols dépendent, pour les comtés ruraux sans prostitution, d'un seul de ces comtés. La baisse du taux correspond à un passage de 8 viols en 2000 à 4 en 2007. Pour les autres comtés ruraux, les taux correspondent à 65 et 83 viols. On remarque qu'il n'y a que 2 points dans le temps, et aucune donnée intermédiaire, impossible donc a priori d'établir une tendance. La mission saute sur ces données pour affirmer ses convictions (p181):

Ces chiffres édifiants renversent complètement la vision que l’on peut avoir des relations entre prostitution et taux de viols. En effet, il apparaît que le taux de viol est de deux à cinq fois supérieur dans les comtés qui ont légalisé la prostitution que dans ceux où elle est interdite. De plus, la différence entre les taux de viol semble s’accroître avec le temps. Ces chiffres devraient être affinés par une étude moins globale, dans la mesure où les taux de viol varient également entre les comtés qui ont légalisé la prostitution et où d’autres variables sont susceptibles d’expliquer une part de cet écart. Il n’en demeure pas moins que le lien entre prostitution et viols est inexistant voire inverse de celui que l’on pourrait imaginer : la légalisation de la prostitution n’a pas pour conséquence de faire baisser le taux de viols.

Pour sa part, le résumé statistique américain affirme (traduction personnelle):

Des conclusions définitives quant au lien entre prostitution et viols ne peuvent être tirées à cause des grandes variations des taux de viols entre les comtés ayant légalisé la prostitution et du manque de contrôle des autres causes qui pourraient expliquer ces différences entre juridictions.

Elle se tourne ensuite vers le cas suédois où la pénalisation du client sert d'indication de fin de la prostitution et où on regarde s'il y a une rupture de pente... Pas d'étude comparée entre états européens, qui serait sans doute plus éclairante, les situations légales étant assez diverses, on pourrait sans doute établir un classement relativement fin de la tolérance et de l'importance de la prostitution. On peut donc dire sans peur de se tromper que la mission fait au moins preuve d'une ignorance des précautions minimales en matières de statistiques, voire qu'elle garde les chiffres qui l'arrangent.

La mission rend aussi compte d'un déplacement aux Pays-Bas. La situation dans ce pays semble rejetée au motif que la légalisation n'empêche pas les réseaux criminels de subsister. La mission ne semble pas s'être intéressée à la situation des prostituées et on ne saura pas si elles sont plus ou moins victimes de violences qu'en France ou autres... Par contre, la Suède est acclamée: la prostitution de rue y a fortement diminué suite à la pénalisation du client, la mission semble étendre ce constat à l'ensemble de la prostitution (p227). On nous dit même que c'est le phénomène contraire qui s'est produit ailleurs en Europe ... sauf en France, bien sûr, puisque le rapport ne s'attarde pas sur l'évolution du nombre de prostituées en France! On nous dit aussi qu'en Suède le proxénète doit disposer d’un appartement, être très mobile, faire de la publicité (p228) alors que la mission expose la stratégie des sex tours (p58) qui semble bien correspondre à cette description.

Les propositions de la commission

La mission fait les propositions lénifiantes habituelles comme la 3e proposition, qui consiste à ajouter encore une fois un enseignement à dispenser à l'école, cette fois-ci sur l'égalité entre les sexes. Elle en intègre d'autres qui donnent un peu plus à penser. Ainsi en est-il de la proposition n°8, qui voudrait faciliter un peu la délivrance de titres de séjour aux prostituées étrangères faisant partie d'un réseau et qui donneraient des informations. Mais la mission se garde bien de recommander que l'entrée dans ce système soit de plein droit: actuellement, l'article L316-1 du CESEDA prévoit la possibilité de délivrer un titre de séjour. Cela revient en fait à ne pas faire grand'chose, le préfet pouvant toujours ou presque accorder un titre de séjour de façon discrétionnaire. Mais cela revient en fait à signaler cette possibilité et en fait une carotte pour aider au démantèlement de réseaux. La mission regrette d'ailleurs que cette disposition ne soit vue que comme une récompense à la dénonciation qui permet une arrestation (p139). On peut donc supposer que cela continuera et que cette proposition est donc de la poudre aux yeux, alors que la mission proclame urbi et orbi que les prostituées sont toujours et partout des victimes. Même ainsi on peut douter de la survie d'une telle proposition: le gouvernement a souvent insisté entre autres que le fait d'avoir des enfants scolarisés ne protégeait pas contre une expulsion, on imagine sans peine le succès de l'argument selon lequel il ne suffit pas de se prostituer pour obtenir un titre de séjour.

Mais la proposition phare est la première, consistant à pénaliser les clients. Et de proposer que les clients des prostituées soient désormais passibles de 6 mois de prison et de 3000€ d'amende. La mission précise tout de suite que le but d’un tel délit ne serait pas, bien entendu, d’emprisonner tous les clients. Mais néanmoins d'en emprisonner certains, la valeur éducative de la prison étant bien connue, le législateur prévoyant les peines de prison pour le plaisir. Le but est plutôt de faire comprendre que la prostitution, ce n'est pas bien. Évidemment, il serait facile de sanctionner ces clients, à propos de l'exemple suédois la mission note (p223-224):

la plupart d’entre eux (les clients) reconnaiss(e)nt immédiatement les faits.

Toutefois, la mission note elle-même que pour la prostitution qui ne se déroule pas dans la rue (p26):

Cependant, la preuve de l’activité prostitutionnelle est difficile à apporter, étant donnée l’apparence de légalité de ces établissements. Les services de police doivent ainsi recueillir le témoignage de clients reconnaissant l’existence d’une relation sexuelle tarifée, ou d’une proposition allant dans ce sens. Or, il est évident que ces derniers ne seront guère enclins à faire de telles déclarations.

Il semble donc que les choses ne soient pas si aisées en France, ce qui va limiter sensiblement l'efficacité prévue par la mission. En fait, il s'agit plus certainement de gêner la prostitution de rue, la proposition de la mission est plébiscitée par la police (p233-234), laquelle propose pour faire bonne mesure de verbaliser les véhicules des clients. Les condamnations auraient donc lieu suite aux constatations in situ des forces de l'ordre. Cette vision des choses est relativement corroborée par les considérations à propos du racolage passif. On apprend que ce délit a subi la même fortune que son lointain parent, la contravention qui existait avant 1993: une personne disposant dans notre pays de droits comme celui d'aller et venir ou encore celui de s'habiller de la façon dont elle le souhaite, peu de condamnations sont prononcée. Cela entraîne les regrets de la mission, ces droits exorbitants et des juges forcément militants empêchant une saine application. La mission reprend aussi la vue délirante selon laquelle arrêter les prostituées pour ce fait les incite à dénoncer les proxénètes pour constater que bizarrement, les choses ne sont pas passées ainsi. On finit par apprendre (p113) ce que tout le monde sait bien: cette loi a été passée pour répondre aux demandes des riverains qui n'apprécient que peu cette présence nocturne. Ainsi, de nos jours, de fait, la majeure partie des procédures en matière de racolage est aujourd’hui déclenchée par des plaintes émanant des riverains.

La mission conteste aussi que pénaliser les clients reviendrait de fait à interdire la prostitution (p232), mais on n'a ici qu'une justification morale, la mission se dispense d'étudier les effets de déplacements qu'une telle mesure produirait, alors même qu'elle a constaté que le délit de racolage passif n'avait fait que déplacer la prostitution. Cela dit, il faut bien dire que la légalité de la prostitution en France semble là, en quelque sorte, pour la forme du point de vue de la mission. On peut constater que l'ensemble des lois répressive font que la prostitution ne peut être exercée que par des ermites, dans aucun lieu, les prostituées sont censées se faire connaître sans jamais apparaître nulle part. On se demande ce qu'apporterait de plus une interdiction réelle; elle est même logique dans la mesure où la mission condamne fermement cette activité sur un plan moral. On devine alors le destin promis à la proposition n°7: comme il s'agit de faire disparaître la prostitution des rues, évaluer, un an après la création d'un nouveau délit, le délit de racolage alors que c'est ce qui a déjà été fait par la mission donne à penser qu'il faut bien conserver ce délit, on n'est jamais trop prudent.

Pour conclure, on peut dire que la mission ne s'embarrasse pas trop des faits dans son exposé, il s'agit plutôt d'une justification à l'interdiction de la prostitution de rue en France. La mission incite ainsi les prostituées à se convertir définitivement à Internet. On y peut se faire sa publicité depuis l'étranger, rencontrer le client dans des conditions de confort supérieur, la police a sans doute moins de moyens de perturber ce commerce dans ces conditions. Les justifications morales semblent donc tout à fait hypocrites, mais le message final est clair: il est grand temps que les putes quittent le trottoir. On ne peut que rejoindre François Bayrou quand il dénonce l'hypocrisie de ces propositions.