Le journal Le Monde a publié une tribune titrée Le nucléaire civil impliquerait des risques très accrus en temps de guerre. La thèse de l'auteur, Pierre Jacquiot, est ainsi claire: il est presqu'impossible de défendre un pays en guerre s'il dispose de centrales nucléaires. Le seul problème, c'est que cette thèse n'est pas nouvelle — on peut par exemple en trouver trace sur ce répertoire des idées reçues sur le nucléaire — et qu'elle n'est pas défendue avec des arguments rigoureux. Si on suit ces arguments, le nucléaire civil doit passer des épreuves dont les autres sources d'énergie sont dispensées.

Dès l'entame, l'auteur assène sans rire que

la surprise qu'a occasionnée la concomitance de deux événements jusqu'ici pensés séparément (tremblement de terre et inondation) montre que la réalité a une nouvelle fois dépassé l'imagination des ingénieurs et experts chargés de la prévention des risques.

Il est vrai que le phénomène du raz de marée suivant un tremblement de terre est inconnu au Japon, à un point tel que le mot pour le désigner, le tsunami, vient de la langue de ce pays. C'est donc tout à fait par hasard que, pour la centrale de Fukushima Daini, le niveau du sol autour des bâtiments des réacteurs est de 12m au-dessus du niveau de la mer, alors que pour la centrale de Fukushima Daiichi, il est de 10m pour les réacteurs 1 à 4 et 12m pour les réacteurs 5&6, comme on peut le voir p29 de cette présentation de TEPCO, l'exploitant de la centrale. Loin d'avoir dépassé l'imagination des experts, le débat portait plutôt sur l'importance possible du phénomène comme l'ont montré par exemple la lecture d'un des câbles dévoilés par wikileaks.

Au paragraphe suivant, il sous-entend que les risques dus aux guerres ont été lourdement sous-estimés par les experts et le personnel politique lors de la construction de centrales nucléaires. On peut, dès l'abord, légitimement en douter. Les travaux de la très décriée centrale de Fessenheim débutèrent en 1970; le programme électro-nucléaire français prit son essor au cours des années 70 et fut poursuivi dans la décennie suivante. En ces temps reculés, la France entretenait des relations inamicales avec un état défunt, l'Union Soviétique. Du fait de la présence des forces armées de cet état et de ses vassaux à 500km de la frontière, la conscription était en vigueur; la perspective d'une invasion de leur part était alors jugée comme une menace crédible. À l'époque, l'URSS était dirigée par Léonid Brejnev dont c'est peu dire qu'il ne se distingua pas par son pacifisme.

L'auteur appuie sa démonstration sur ce qui, selon lui, arriverait en cas de guerre. Il faudrait cependant que ce soit une guerre menée, au moins en partie, sur le territoire national, ce qui ne s'est plus produit depuis 1945 pour la France. Pour l'auteur, la période passée est exceptionnelle et on ferait bien de prendre en compte un risque élevé dans le futur. On se demande bien toutefois quel pourrait bien être cet état qui aurait la capacité et la volonté de venir faire la guerre sur notre territoire. Sans même parler de l'arsenal nucléaire français, il semble que nos proches voisins soient en paix durable avec nous: l'Union Européenne est un projet intrinsèquement pacifique et il est plus question d'états voulant la rejoindre que voulant la quitter. Pour ce qui est de nos voisins au sud de la Méditerranée, ils ne nous sont point hostiles au point de venir nous faire la guerre chez nous et, en tout état de cause, n'en ont pas la capacité opérationnelle et ne l'auront sans doute pas pour les décennies à venir.

Mais foin de tout ceci, si un pays ayant des centrales nucléaire était en guerre, son opposant ne manquerait alors pas de s'en prendre à ces centrales pour couper l'approvisionnement en énergie, susciter des mouvements de population et polluer définitivement le pays. Les pays disposant de sources d'énergie diversifiées seraient immunisés contre une telle stratégie. Que cette stratégie soit fondée ou non n'est pas vraiment le problème, il vient plutôt du fait qu'à aucun moment, il n'est question de la sensibilité des sources alternatives d'électricité ou d'autres industries essentielles à une stratégie équivalente.

Ainsi, la France possède 19 centrales nucléaires, mais seulement 12 raffineries encore en service dont 4 près de Fos-sur-Mer. Si la centralisation de la production d'électricité rend sensible à une offensive sur les centres de production, force est de constater que c'est aussi vrai pour d'autres formes d'énergie. Le pétrole est aujourd'hui indispensable pour mener une guerre, les moyens de raffinage sont aussi des cibles de choix. Au surplus, l'auteur envisage une guerre provoquée par la rareté du pétrole, il serait alors facile de procéder à un blocus tout aussi dommageable. Les raffineries sont aussi situées dans les principaux ports gaziers de France, ce qui n'est pas sans poser de problèmes pour la production d'électricité à partir de gaz. Quant à la capacité meurtrière en cas d'avarie, les sites pétroliers, en plus d'être dangereux en eux-mêmes, sont souvent liés à des usines chimiques à proximité, comme dans le Couloir de la chimie près de Lyon. La pollution qui en résulterait ne durerait certes pas 30 ans, mais les pertes en vies humaines et les dégâts n'en seraient pas moindres pour autant.

La France possède aussi de nombreux barrages, notamment grâce à son relief relativement accidenté. Selon RTE, la puissance installée en France est de 25GW, soit en gros l'équivalent de 25 réacteurs nucléaires, dispersés sur le territoire. En montagne, il s'agit de barrages avec réservoir. En cas d'attaque, ces barrages peuvent céder et noyer les vallées en aval sur plusieurs voire plusieurs dizaines de km. Une rupture de barrage peut aussi entraîner la rupture d'autres barrages situés en aval entraînant une catastrophe nettement plus importante. La vulnérabilité des barrages n'est pas à sous-estimer: des ruptures se sont produites en temps de paix pour des défauts de conception — comme à Malpasset — ou suite à des évènements exceptionnels — comme le barrage de Banqiao, en Chine. La rupture de ce dernier causa 171 000 morts selon le gouvernement chinois, c'est sans doute la catastrophe d'origine industrielle ayant fait le plus de victimes à ce jour.

Restent alors les énergies dites renouvelables comme le solaire ou l'éolien. La faible puissance d'une installation isolée rend obligatoire la construction d'un grand nombre d'unités, rendant en effet une attaque sur une d'entre elles moins efficace. Mais outre qu'elles sont bien incapables de fournir l'électricité dont nous avons besoin même à long terme à cause non seulement de leur faible puissance mais aussi de leur variabilité, l'approvisionnement en électricité n'est pas sécurisé pour autant. Un attaquant peut aussi s'en prendre au réseau de distribution. La variabilité des sources comme le vent rend ce dernier particulièrement stratégique pour répartir l'énergie sur l'ensemble du territoire. Couper le réseau peut s'avérer tout aussi efficace que s'attaquer aux moyens de production, même s'il est plus facile à réparer que ces derniers. Cela présente aussi l'avantage pour l'assaillant de ne pas subir l'opprobre accompagnant la mort massive de civils.

Loin donc de faire preuve de plus d'imagination que les politiques ou les experts dont on sent bien qu'il est fait peu de cas de leur prétendue compétence, l'auteur établit un scénario sans se risquer à le comparer à d'autres. En matière d'évaluation du risque, on a certainement fait mieux: il s'agit non seulement de savoir si un risque existe, mais aussi quelle est sa probabilité de survenir ainsi que de savoir si les autres moyens de production sont ou non vulnérables à ce même risque. Il se garde donc bien de faire une quelconque comparaison, le nucléaire doit passer des tests que d'autres modes de production seraient peut-être bien en peine de subir. Il s'agit plutôt pour l'auteur de nous faire part de son sentiment: le nucléaire est ontologiquement dangereux. On comprend donc l'urgence qu'il y a à organiser un débat basé principalement sur l'émotion puisque l'expertise technique y serait discréditée; la réponse qui en sortirait ne saurait être contraire aux pensées de l'auteur qu'à cause de la corruption générale régnant en cette vallée de larmes.