25 février 2014

La démocratie des crédules

Gérald Bronner, professeur de sociologie, a publié son ouvrage La démocratie des crédules l'an dernier. En conséquence, il a déjà été commenté ailleurs (critiques favorables sur contrepoints, sur le site de l'AFIS, chez Christophe Ginisty, un professionnel de la communication; critiques défavorables sur Slate et ) et l'auteur a eu l'occasion de s'exprimer dans les médias à diverses reprises (interview aux Échos, une vidéo là, passage à l'Esprit Public sur France Culture). Le domaine de prédilection de Gérald Bronner est celui de l'étude des croyances, définies comme l'ensemble de ce qu'un individu tient pour vrai. La thèse de La démocratie des crédules est que les biais cognitifs commun à l'ensemble du genre humain, l'apparition d'Internet et de ses capacités à diffuser et agréger des opinions, l'intensification de la concurrence entre médias ouvrent la porte à la diffusion de croyances fausses, dégradant fortement le débat démocratique et la rationalité des décisions.

Avant d'aborder le fond, ce livre recèle un nombre surprenant de coquilles. C'est aussi le type de livre qui se prêterait à merveille à une édition numérique spéciale: l'auteur y décrit un certain nombre de travaux de sociologie — dont bon nombre des siens — et renvoie à un certain nombre de sites web tout au long du texte.

La crédulité humaine, ses origines et ses conséquences

Le livre est traversé par l'exposé de limitations de l'esprit humain quand il s'agit de déterminer la véracité de certaines assertions. En effet, l'esprit humain utilise un certain nombre de raccourcis dans la vie courante. Le premier biais est le biais de confirmation qui conduit dans la plupart des cas à préférer les argumentations qui confirment ce qu'on pense déjà vrai, ne pas chercher s'il pourrait exister une preuve inverse ou à ignorer les effets dus aux hasard sur des grands nombres. Ensuite, même si l'être humain est assez doué pour le raisonnement logique, certains aspects lui sont plus difficiles: c'est le cas de l'appréhension de l'implication ou de la manipulation des probabilités conditionnelles. Il est aussi connu que si l'esprit humain appréhende bien les probabilités proches de ½, il appréhende très mal les probabilités proches de 0 ou de 1 en donnant plus d'importance qu'il ne faudrait aux évènements peu probables. Le point commun de ces biais est qu'il faut produire un effort pour appréhender correctement la situation: en temps normal, pour gagner du temps, nous préférons le moindre effort intellectuel. Ces biais sont importants pour le débat public: en général les tenants d'une thèse ne vont exposer que les éléments qui leur sont favorables. On peut aussi remarquer que bon nombre d'assertions en débat sont en fait des énoncés probabilistes ou statistiques. C'est particulièrement vrai quand il s'agit de traiter de risques: au problème de l'appréhension des probabilités, vient s'ajouter le problème de la dissymétrie dans l'appréhension des bénéfices et des risques, à l'avantage de ces derniers.

Gérald Bronner voit Internet comme un outil qui sert les croyances, y compris les plus farfelues. Internet permet en effet de disposer d'une mémoire latente d'une taille extraordinaire et de pouvoir communiquer avec ceux qui partagent les mêmes préoccupations, fussent-elles extrêmement confidentielles. Cela permet à des groupes marginaux de regrouper rapidement leurs arguments et de les faire connaître. Le livre s'attarde sur des phénomènes de constitution de rumeurs, comme suite à la mort de Michael Jackson ou aux attentats du 11 septembre 2001, pour constater qu'Internet permet d'accumuler un grand nombre d'arguments, pas forcément tous compatibles entre eux d'ailleurs, en faveur de l'existence d'un complot en un temps réduit. Tout ce qui est nécessaire est de la motivation. Cette motivation, caractéristique essentielle des militants, se traduit par le fait qu'une vision rationnelle du monde n'est pas forcément majoritaire lorsqu'on fait une recherche sur Internet. L'auteur prend 5 exemples: l'astrologie où on peut constater l'importance de l'exploitation commerciale, les crop circles, l'aspartame, le monstre du Loch Ness et la télékinésie. Il a effectué courant 2010 des recherches sur Google sur ces thèmes et a constaté que les sites répandant des croyances fondées sur rien de scientifique étaient de loin majoritaires! Les recherches menées pour l'écriture de ce billet montrent que ce n'est plus toujours le cas, comme dans le cas de l'aspartame, où la communication des agences de sécurité sanitaire a pris le dessus à l'aide d'articles de presse. La motivation des croyants et leur maîtrise technique leur permet d'obtenir une exposition tout à fait correcte. De plus, les résultats des recherches sont influencées par la requête: ajouter «complot» à toute recherche comme cet auditeur de radio cité dans le livre va évidemment donner un grand nombre de résultats penchant dans ce sens!

Le livre s'intéresse ensuite à l'influence de la concurrence entre média dans la diffusion des croyances. Pour Gérald Bronner, le mouvement de libéralisation des fréquences et l'apparition d'Internet ont provoqué un trop-plein de concurrence. En voulant toujours aller plus vite que le voisin, il est tentant de ne plus vérifier. En voulant attirer le chaland avec des nouvelles fracassantes, il est tentant de relayer des rumeurs farfelues. Le point de l'auteur n'est pas que le milieu médiatique soit malhonnête mais que la logique concurrentielle pousse à relayer des croyances. La vitesse de publication en particulier oblige les journaliste à prendre les raccourcis intellectuels qui donnent une perception faussée de la réalité.

Enfin, la combinaison de ces trois éléments met en danger la démocratie. La démocratie repose sur des décisions prises en commun et elles sont sujettes aux biais de raisonnement lorsque ceux-ci poussent toujours dans le même sens de décision. Les erreurs de raisonnement peuvent être corrigées au cours du temps nécessaire à l'élaboration de la décision: voter une loi y prend du temps. Mais comme les croyances ont de plus en plus d'exposition, notamment dans les média, il est de plus en plus difficile de prévaloir sur les biais cognitifs. Si, auparavant, la correction des erreurs de raisonnement n'avait rien d'obligatoire, elle devient de plus en plus difficile, car la voix des croyants motivés a de plus en plus de résonnance. Gérald Bronner s'attarde sur deux processus apparus plus ou moins récemment dont l'idée était de faire apparaître un consensus rationnel grâce à la délibération ou la publication d'éléments de fait, ce qu'on appelle la transparence. La délibération est illustrée par les débats publics pour la construction d'infrastructures. Le problème est que ne participent à ces débats que les gens motivés. Ce sont pratiquement toujours des opposants. En conséquence, ils sont surtout l'occasion pour les opposants d'exprimer leur point de vue sans relâche. La transparence est illustrée par la publication de toutes sortes de statistiques sur des sites web dépendant de l'état. Le problème est une nouvelle fois qu'on peut en faire un usage biaisé: dans une telle masse de données, on peut faire apparaître des choses qui ont l'odeur du scandale en n'en regardant qu'une partie, mais qui le sont nettement moins quand on regarde un ensemble plus grand. L'auteur prend l'exemple de la soi-disant vague de suicides à France Télécom où le taux de suicide était en fait très comparable au reste du pays.

Quels remèdes?

À l'opposé ce qu'on entend souvent sur la question, Gérald Bronner ne plaide pas pour plus d’éducation pour lutter contre cette progression des croyances farfelues. Il constate en effet que l'irrationalité ne disparaît pas avec la hausse du niveau d'éducation. C'est par exemple ce qu'on peut constater dans le domaine de l'énergie. Par contre, ce qui est constaté, c'est que statistiquement, avoir un diplôme du supérieur scientifique réduit cette proportion. En conséquence, Gérald Bronner suggère d'insister sur des enseignements qui vont à l'encontre des pentes naturelles de l'esprit — et qui ont souvent une coloration scientifique.

Il demande aussi que les journalistes soient mieux formés à ces mêmes biais cognitifs et aux formes usuelles de légendes urbaines. Il appelle aussi à la formation d'un organe professionnel pouvant sanctionner les errements les plus graves de la profession. Enfin, il recommande une modification de la communication de la part des scientifiques, tant dans la forme que dans l'engagement.

Ce que j'en ai pensé

Je trouve que la lecture de ce livre est tout à fait recommandée. J'ai particulièrement apprécié la description des nombreux biais de l'esprit qui nuisent à une compréhension rationnelle du monde par l'ensemble d'entre nous. Ces biais sont utilisés, consciemment ou pas, par les tenants des croyances. La position de l'auteur sur le danger pour la démocratie, ou plus exactement sur la possibilité de prendre des décisions rationnelles en démocratie, est aussi largement fondée. Sur beaucoup de sujets où la technique est fort présente, on peut constater que ce n'est pas le consensus scientifique sur la question qui borne l'univers des possibles.

Les deux types biais qui m'ont semblé très pertinents. La première catégorie est celle liée à la logique mathématique et notamment aux probabilité conditionnelles. Ayant dans ma prime jeunesse suivi des cours de maths, je peux confirmer que les réflexes en la matière ne s'acquièrent qu'avec une certaine pratique et que même alors, ce n'est pas aussi naturel qu'on pourrait le penser. Ce cursus m'a aussi permis de m'apercevoir que les énoncés probabilistes étaient le meilleur exemple de l'énoncé pourri, celui qui vous induit en erreur. L'entrainement en la matière n'est certainement pas inutile, puisque j'ai trouvé que certains énoncés donnés dans le livre étaient incomplets pour qu'on puisse apporter une réponse. Il faut cependant remarquer une nouvelle fois que nombre d'exposés actuels sont en termes de probabilités ou de statistiques et qu'ils sont donc intrinsèquement difficiles à appréhender. On ne peut pas non plus facilement modifier l'énoncé d'un problème qui fait polémique pour le sortir de l'ambiguïté!

La deuxième catégorie est celle du biais que Gérald Bronner nomme «effet Fort» où l'argumentation procède par une logique d'accumulation et où tout ce qui est avancé en faveur d'une thèse n'a en fait même pas besoin de l'être. Je trouve que l'exposé de ce biais, dont la logique est celle de «il n'y a pas de fumée sans feu», trouve de nombreux échos dans le débat public actuel. Cela explique aussi la grande difficulté des contradicteurs «rationalistes»: pour répliquer il faut bien connaître les arguments de ses adversaires, ce qui est nettement plus difficile quand il y en a beaucoup! Les experts qui voudraient contredire se trouvent aussi parfois en position de concéder des points à ceux dont ils contestent les thèses. Ce faisant, ils renforcent la validité de la thèse adverse, même si le point concédé ne devrait pas logiquement venir en soutien de cette thèse. Pour contester efficacement une thèse farfelue, on conçoit alors que la motivation devient primordiale. Or cette motivation est un des aspects fondamentaux du prosélyte qui cherche à répandre sa croyance.

Ce qui m'amène à la critique principale du livre: les solutions proposées ne semblent pas à la hauteur du problème. Commençons par l'évolution de la communication de la part des scientifiques et experts. Outre que ceux-ci sont souvent mal préparés à intervenir dans les médias, en partie faute de la motivation propre aux prosélytes, il faut bien constater que recourir aux biais de l'esprit amène sur une pente glissante et à pouvoir répandre des croyances. Pour prendre un exemple, je vais partir d'un élément contenu dans le livre: un sondage a trouvé que 65% des français pensent que respirer l'air des villes est aussi dangereux que fumer du tabac (figure 12, p19). Il m'est difficile de ne pas rapprocher cela des fameux 42000 morts des particules, qui sortent tout droit de la communication qui a entouré une étude scientifique sur la question, et dont j'ai tenté de montrer, tant bien que mal, que ces morts n'avaient rien de comparable aux morts du tabac. User des biais de l'esprit emporte donc à mon sens un certain nombre de risques que les tenants de la rationalité peuvent à bon droit rechigner à prendre.

L'enseignement de la logique mathématique aux journalistes me semble se heurter à un obstacle de taille: le manque de goût qu'ont sans doute ceux-ci pour les maths! En effet, s'ils ont choisi une autre voie d'enseignement, c'est sans doute que les maths n'étaient pas leur matière préférée. Et on voit là que statistiquement le fait que les journalistes soient de formation littéraire les rend plus sensibles aux croyances, notamment dans les domaines techniques. Toujours sur le sujet des journalistes, si on peut certainement blâmer la situation du marché de l'information pour la qualité du traitement, ce ne peut être le seul élément. La malhonnêteté de certains ou leur idéologie les conduit à privilégier et répandre des croyances. Le cas du témoignage de Djamel, jeune homme qui prétendait avoir été violé par Dominique Baudis mais dont on avait coupé au montage les déclarations comme quoi il se disait aussi fils de Michael Jackson et violé par Sarkozy, est exemplaire à ce sujet: c'est là un acte qu'il est difficile de qualifier autrement que de malveillant. Quant à espérer un virage vers un journalisme de qualité tombant moins dans le piège de l'urgence, on risque de prolonger la tendance à la segmentation du marché par préférences politiques … et on risquerait alors de voir plus de reportages du type de celui où on va à la rencontre des électro-hypersensibles sans aucune distance critique.

Au final, ce livre me semble salutaire en ce qu'il expose clairement un certain nombre de biais dont nous pouvons tous être victimes, ce qui est un premier pas pour essayer de s'en prémunir. Le livre est aussi convaincant dans l'enchainement qui cause la piètre qualité du débat public sur nombre de question à forte composante technique. Mais, même si l'auteur se veut optimiste en présentant ses solutions, il est difficile de ne pas finir la lecture de ce livre plus pessimiste qu'on ne l'a commencée.

8 décembre 2010

This time is different, Reinhart & Rogoff

Dans leur ouvrage ''This time is different'', Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff dressent un historique général des crises financières. Leur travail est extraordinaire, en ce qu'il comprend des données remontant loin dans le temps — jusqu'au Moyen-Âge pour les questions monétaires, jusqu'au début du 19e siècle et parfois au-delà pour les données de dette publique — et couvrant un grand nombre de pays — seuls des pays ayant une présence négligeable dans la finance sont ignorés, faute de données. En établissant une telle base de données, ils peuvent donner un aperçu des différents types de crises, de leur prévalence, de leurs liens réciproques, des éventuels remèdes et aussi des raisons pour lesquelles les crises financières n'ont pas cessé et ne cesseront probablement jamais. Ce dernier point donne d'ailleurs son titre au livre: les crises sont en partie dues à la capacité qu'ont les hommes à se convaincre que, cette fois-ci, les choses seront différentes, qu'aujourd'hui, les causes des crises passées n'en entraînent plus du fait de circonstances nouvelles. Bien souvent, il s'avère bien qu'aux mêmes causes, il faille bien voir les mêmes conséquences et que ces circonstances nouvelles n'ont rien de fondamental.

Les auteurs commencent par définir les différents types de crises, s'intéressent au phénomène de répétition des défauts de paiements par les états, à la constitution de leur base de données. Ils passent ensuite à l'étude des crises proprement dites. Dans l'ordre de traitement, on trouve la répudiation de dette publique externe puis interne, les crises bancaires et enfin, les crises monétaires: forte inflation et hyperinflation, krachs monétaires. Les auteurs concluent leur ouvrage en étudiant la crise financière actuelle et tirent des conclusions.

La dette publique et sa répudiation

Le propos sur la dette publique et sa répudiation constitue sans doute le cœur du livre. La dette publique est une dette qui n'apparaît qu'à partir du moment où l'institution de l'état se sépare de la personne propre de son dirigeant. Cela est une nécessité pour les républiques et les auteurs situent ainsi en conséquence la naissance du marché international de la dette publique en Italie. Cette évolution institutionnelle a aussi lieu dans les monarchies européennes, ce qui fait que dès le 14e siècle les auteurs signalent la répudiation de sa dette extérieure, principalement due aux banquiers italiens, par la couronne d'Angleterre. Auparavant, les états cherchant des ressources monétaires rapidement ont parfois recours à des méthodes plus frustres qui se sont poursuivies longtemps. À partir du 19e siècle avec le décollage financier des principaux états européens et le délitement de l'empire colonial espagnol, le marché dette publique se développe et avec lui le cortège de répudiations.

Les auteurs différencient deux types de dette publique, la dette extérieure, émise sous la loi d'un autre pays, de la dette intérieure. Ils ont sans doute rassemblé la quasi-totalité des cessations de paiement sur la dette extérieure qui présente l'avantage d'être bien suivie. Ils ont par contre constaté qu'un tel travail était nettement plus ardu pour la dette interne. Même pour des états démocratiques de longue date et au système financier développé, ils ont rencontré des difficultés pour rassembler des données exhaustives. Il apparaît ainsi que les engagements internes ont aussi un caractère opaque pour une partie. La dette intérieure est aussi presque toujours importante du fait des outils dont bénéficie l'état pour forcer ses citoyens à lui confier — souvent via les banques — leur argent.

Un élément qui apparaît nettement dans le livre, c'est que les répudiations interviennent souvent en groupe et ce depuis fort longtemps. Ainsi, l'Espagne répudie sa dette en 1557, la France suit en 1558. Les états sud-américains sont aussi de bons exemples de ces cycles. Les auteurs dégagent une cause de répudiations: la guerre, surtout quand elle est perdue. Les autres paraissent plus obscures, mais sont liées au montant total de dettes et aux inversion de flux de capitaux. Se dégage en effet l'idée que la dette totale comparée aux revenus de l'état est un point important: il semble que les gouvernements répudient leurs dettes lorsque celle-ci franchit 3.5 ou 4 fois les revenus annuels. Un phénomène est aussi pointé, celui des séries de répudiations par certains pays. Si un pays répudie sa dette, il a de grandes chances de le refaire dans un futur assez proche créant ainsi une longue suite de répudiations. On constate cela pour les monarchies absolutistes européennes (France, Espagne), les pays d'Amérique Latine, bref tous ce qu'on pourrait appeler des pays "émergents". Ces pays ont aussi tendance à répudier les dettes à des niveaux plus faibles. Les auteurs expliquent cela par un phénomène d'intolérance à la dette qui se comprend relativement bien: ces pays paient des taux plus élevés et ont sans doute une réticence moindre à employer cet outil. On retrouve le thème du livre, les investisseurs comme les gouvernements semblent régulièrement penser que les choses ont changé pour retomber dans les mêmes travers.

Pour finir, on peut sortir de l'état de drogué de la faillite. L'exemple de la France en est un bon exemple: après avoir répudié sa dette à de nombreuses reprises sous l'Ancien Régime et un final exubérant lors de la Révolution (assignats, banqueroute des deux-tiers, etc) restructura sa dette une dernière fois en 1812. D'autres exemples sont remarquables: les Pays-Bas n'ont jamais répudié leur dette et, depuis la Glorious Revolution, le Royaume-Uni bénéficie d'institutions financières fortes. La dette britannique a ainsi pu atteindre 300% du PIB (cf ce graphique) d'alors au sortir des guerres napoléoniennes sans provoquer de répudiation. Le fait de repayer ses dettes semble ainsi très lié aux institutions du pays. En retour, le fait de pouvoir s'endetter énormément permet aux états de gagner les guerres longues, en ruinant leurs ennemis et en les dépassant en termes de moyens militaires. Cela permet aussi de mener des politiques contra cycliques en cas de crise, un avantage très substantiel.

Les crises bancaires

Les crises bancaires sont définies comme la faillite ou la prise de contrôle par l'état, à la suite de difficultés financières, d'une grande institution bancaire ou d'une multitude de petites. En consultant ce que les auteurs considèrent comme une crise bancaire, on remarque que cela rassemble des événements catastrophiques, comme la crise argentine de 2001, et des événements plus bénins, comme la faillite du Crédit Lyonnais. En conséquence, l'influence moyenne des crises bancaires sur la croissance du PIB est notable, mais pas extraordinaire. Par contre, les conséquences d'une crise importante sont bien souvent une récession, parfois profonde, suivie d'une croissance plus lente le temps que les dettes soient épongées.

Les crises bancaires entraînent une augmentation brutale de la dette publique. L'indicateur utilisé par les auteurs est curieux — ils comparent les niveaux relatifs de la dette avant et après la crise — mais il semble bien montrer que les états sont conduit à connaître de forts déficits en période de crise bancaire. Ce n'est pas tant à cause du coût du sauvetage en tant que tel, puisqu'il arrive même aux gouvernements de faire un profit sur ce type de plan proprement dit. La cause principale de la hausse de la dette publique est la crise économique qui est entraînée par la crise bancaire. Ainsi, les coûts du sauvetage peuvent presqu'être considérés comme mineurs.

Les crises bancaires frappent principalement les centres financiers internationaux, elles semblent plus courantes quand la circulation des capitaux est plus libre. Cela semble logique car d'une part, la libéralisation permet de prendre plus de risques dans des endroits éloignés et d'autre part, elle favorise les afflux de capitaux qui servent à alimenter les bulles de crédit généralement à la base des crises bancaires. Un corollaire de ceci est qu'aucun pays ne peut se targuer d'être vacciné contre les crises bancaires.

Les crises monétaires

Le dernier type de crises abordé est celui des crises monétaires, décomposé en chute du taux de change ou dévaluation, forte inflation et altération de la monnaie. Ici aussi leur gravité est variable: en systèmes de changes flottant, les mouvements de change sont erratique et le seuil fixé par les auteurs couramment dépassé. Ainsi l'euro a connu un crash vis-à-vis du dollar après la faillite de Lehmann Brothers, suivi d'un crash du dollar vis-à-vis de l'euro! Si elles ne sont pas forcément dramatiques en changes flottants, les dévaluations sont plus néfastes dans les systèmes où un taux de change est fixé par avance. Les dettes sont alors souvent contractées dans la monnaie suivie ce qui créée ensuite des problèmes de dettes. Cela dit, la baisse de la valeur de la monnaie permet aussi au pays victime de cela d'exporter plus et de profiter de la demande étrangère pour relancer son économie lors d'une crise. Les dévaluations paraissent ainsi des événements relativement bénins sauf lors d'événements particulièrement sévères où ils s'accompagnent d'une forte inflation.

L'inflation est la perte de valeur réelle de la monnaie. En conséquence, elle est utilisée depuis l'époque où les monnaies métalliques ont commencées à être frappées. Le livre contient ainsi un historique du contenu en argent des monnaies européennes depuis le Moyen-Âge jusqu'au 19 siècle, la perte moyenne est de 90%. Il faut aussi noter que certaines années ont vu des dévaluation de l'ordre de 50%, surtout après des défaites militaires, mais aussi des réévaluations lors de retours à meilleure fortune. L'intérêt pour les états était clair: ainsi on peut faire mine d'honorer les engagements pris. De nos jours le lien avec les métaux précieux a disparu et il est aisé de pratiquer ce genre de sport. Les gouvernements ne s'en sont pas privés, car cela permet bien d'alléger la charge de la dette, d'une part en diminuant son poids réel, d'autre part en collectant des revenus de nulle part. Même si l'inflation n'a pas des conséquences caractérisées par leur justice, elle a au moins le mérite d'une certaine efficacité sans avoir d'effets extraordinairement délétères lorsqu'elle est utilisée à dose élevée mais raisonnable. Mais si le gouvernement est surtout endetté à court terme, cela peut ne pas suffire et la fuite en avant jette le pays dans l'hyperinflation. Les effets sont alors dramatiques puisque, de fait, les moyens de paiement deviennent sans valeur et cela empêche tout commerce. Une autre cause de l'hyperinflation est la défaite militaire, comme le montre le cas de l'Allemagne en 1923 et de la Hongrie en 1945. Les états qui ont connu des épisodes d'hyperinflation voient souvent, de nos jours, leur monnaie disparaître au profit du dollar ou d'une monnaie vue comme non manipulable par le gouvernement. Ce qui n'empêche pas le gouvernement de forcer la conversion des dépôts lors des crises les plus graves ensuite, comme en 2001 en Argentine. On peut constater que les épisodes de forte inflation ont été réglés dans les pays développés avec l'indépendance des banques centrales.

Le livre se poursuit ensuite par une description de la crise actuelle qui est un parfait exemple de crise bancaire et une illustration du propos des auteurs.

Conclusion

Ce livre est principalement descriptif. Dans ce domaine, il est sans doute inégalé jusqu'ici au point que les tableaux occupent une bonne part des pages du livre. L'avantage est que cela permet d'avoir une vision d'ensemble et voir des corrélations de long terme. Le désavantage est que cela semble prendre un peu le pas sur l'explication des phénomènes et la détermination des causes. Cela dit il n'est pas sûr qu'il soit possible de dégager des causes, les différents types de crises se produisant parfois en même temps lors des événements les plus graves, et aussi, du fait de l'importance des choix des gouvernements sur la survenue de certains événements — comme l'hyperinflation. Les propositions de remèdes sont principalement institutionnelles: tant le problème de l'inflation que des répudiations de dette leur semble avoir été résolu de cette façon. Ils appellent aussi à plus de transparence dans les engagements des états, mais cela semble bien difficile à obtenir, surtout quand on constate que les dettes bancaires peuvent constituer de gigantesques engagements "hors bilan" et que les banques ont souvent intérêt à masquer une partie de leurs engagements.

À la suite de la répudiation équatorienne, les auteurs finissent pas une prédiction comme quoi les répudiations dans les pays émergents pourraient reprendre. Cela dit, il semble plutôt que les problèmes de dettes sont concentrés dans les pays développés.