Gérald Bronner, professeur de sociologie, a publié son ouvrage La démocratie des crédules l'an dernier. En conséquence, il a déjà été commenté ailleurs (critiques favorables sur contrepoints, sur le site de l'AFIS, chez Christophe Ginisty, un professionnel de la communication; critiques défavorables sur Slate et là) et l'auteur a eu l'occasion de s'exprimer dans les médias à diverses reprises (interview aux Échos, une vidéo là, passage à l'Esprit Public sur France Culture). Le domaine de prédilection de Gérald Bronner est celui de l'étude des croyances, définies comme l'ensemble de ce qu'un individu tient pour vrai. La thèse de La démocratie des crédules est que les biais cognitifs commun à l'ensemble du genre humain, l'apparition d'Internet et de ses capacités à diffuser et agréger des opinions, l'intensification de la concurrence entre médias ouvrent la porte à la diffusion de croyances fausses, dégradant fortement le débat démocratique et la rationalité des décisions.
Avant d'aborder le fond, ce livre recèle un nombre surprenant de coquilles. C'est aussi le type de livre qui se prêterait à merveille à une édition numérique spéciale: l'auteur y décrit un certain nombre de travaux de sociologie — dont bon nombre des siens — et renvoie à un certain nombre de sites web tout au long du texte.
La crédulité humaine, ses origines et ses conséquences
Le livre est traversé par l'exposé de limitations de l'esprit humain quand il s'agit de déterminer la véracité de certaines assertions. En effet, l'esprit humain utilise un certain nombre de raccourcis dans la vie courante. Le premier biais est le biais de confirmation qui conduit dans la plupart des cas à préférer les argumentations qui confirment ce qu'on pense déjà vrai, ne pas chercher s'il pourrait exister une preuve inverse ou à ignorer les effets dus aux hasard sur des grands nombres. Ensuite, même si l'être humain est assez doué pour le raisonnement logique, certains aspects lui sont plus difficiles: c'est le cas de l'appréhension de l'implication ou de la manipulation des probabilités conditionnelles. Il est aussi connu que si l'esprit humain appréhende bien les probabilités proches de ½, il appréhende très mal les probabilités proches de 0 ou de 1 en donnant plus d'importance qu'il ne faudrait aux évènements peu probables. Le point commun de ces biais est qu'il faut produire un effort pour appréhender correctement la situation: en temps normal, pour gagner du temps, nous préférons le moindre effort intellectuel. Ces biais sont importants pour le débat public: en général les tenants d'une thèse ne vont exposer que les éléments qui leur sont favorables. On peut aussi remarquer que bon nombre d'assertions en débat sont en fait des énoncés probabilistes ou statistiques. C'est particulièrement vrai quand il s'agit de traiter de risques: au problème de l'appréhension des probabilités, vient s'ajouter le problème de la dissymétrie dans l'appréhension des bénéfices et des risques, à l'avantage de ces derniers.
Gérald Bronner voit Internet comme un outil qui sert les croyances, y compris les plus farfelues. Internet permet en effet de disposer d'une mémoire latente d'une taille extraordinaire et de pouvoir communiquer avec ceux qui partagent les mêmes préoccupations, fussent-elles extrêmement confidentielles. Cela permet à des groupes marginaux de regrouper rapidement leurs arguments et de les faire connaître. Le livre s'attarde sur des phénomènes de constitution de rumeurs, comme suite à la mort de Michael Jackson ou aux attentats du 11 septembre 2001, pour constater qu'Internet permet d'accumuler un grand nombre d'arguments, pas forcément tous compatibles entre eux d'ailleurs, en faveur de l'existence d'un complot en un temps réduit. Tout ce qui est nécessaire est de la motivation. Cette motivation, caractéristique essentielle des militants, se traduit par le fait qu'une vision rationnelle du monde n'est pas forcément majoritaire lorsqu'on fait une recherche sur Internet. L'auteur prend 5 exemples: l'astrologie où on peut constater l'importance de l'exploitation commerciale, les crop circles, l'aspartame, le monstre du Loch Ness et la télékinésie. Il a effectué courant 2010 des recherches sur Google sur ces thèmes et a constaté que les sites répandant des croyances fondées sur rien de scientifique étaient de loin majoritaires! Les recherches menées pour l'écriture de ce billet montrent que ce n'est plus toujours le cas, comme dans le cas de l'aspartame, où la communication des agences de sécurité sanitaire a pris le dessus à l'aide d'articles de presse. La motivation des croyants et leur maîtrise technique leur permet d'obtenir une exposition tout à fait correcte. De plus, les résultats des recherches sont influencées par la requête: ajouter «complot» à toute recherche comme cet auditeur de radio cité dans le livre va évidemment donner un grand nombre de résultats penchant dans ce sens!
Le livre s'intéresse ensuite à l'influence de la concurrence entre média dans la diffusion des croyances. Pour Gérald Bronner, le mouvement de libéralisation des fréquences et l'apparition d'Internet ont provoqué un trop-plein de concurrence. En voulant toujours aller plus vite que le voisin, il est tentant de ne plus vérifier. En voulant attirer le chaland avec des nouvelles fracassantes, il est tentant de relayer des rumeurs farfelues. Le point de l'auteur n'est pas que le milieu médiatique soit malhonnête mais que la logique concurrentielle pousse à relayer des croyances. La vitesse de publication en particulier oblige les journaliste à prendre les raccourcis intellectuels qui donnent une perception faussée de la réalité.
Enfin, la combinaison de ces trois éléments met en danger la démocratie. La démocratie repose sur des décisions prises en commun et elles sont sujettes aux biais de raisonnement lorsque ceux-ci poussent toujours dans le même sens de décision. Les erreurs de raisonnement peuvent être corrigées au cours du temps nécessaire à l'élaboration de la décision: voter une loi y prend du temps. Mais comme les croyances ont de plus en plus d'exposition, notamment dans les média, il est de plus en plus difficile de prévaloir sur les biais cognitifs. Si, auparavant, la correction des erreurs de raisonnement n'avait rien d'obligatoire, elle devient de plus en plus difficile, car la voix des croyants motivés a de plus en plus de résonnance. Gérald Bronner s'attarde sur deux processus apparus plus ou moins récemment dont l'idée était de faire apparaître un consensus rationnel grâce à la délibération ou la publication d'éléments de fait, ce qu'on appelle la transparence. La délibération est illustrée par les débats publics pour la construction d'infrastructures. Le problème est que ne participent à ces débats que les gens motivés. Ce sont pratiquement toujours des opposants. En conséquence, ils sont surtout l'occasion pour les opposants d'exprimer leur point de vue sans relâche. La transparence est illustrée par la publication de toutes sortes de statistiques sur des sites web dépendant de l'état. Le problème est une nouvelle fois qu'on peut en faire un usage biaisé: dans une telle masse de données, on peut faire apparaître des choses qui ont l'odeur du scandale en n'en regardant qu'une partie, mais qui le sont nettement moins quand on regarde un ensemble plus grand. L'auteur prend l'exemple de la soi-disant vague de suicides à France Télécom où le taux de suicide était en fait très comparable au reste du pays.
Quels remèdes?
À l'opposé ce qu'on entend souvent sur la question, Gérald Bronner ne plaide pas pour plus d’éducation pour lutter contre cette progression des croyances farfelues. Il constate en effet que l'irrationalité ne disparaît pas avec la hausse du niveau d'éducation. C'est par exemple ce qu'on peut constater dans le domaine de l'énergie. Par contre, ce qui est constaté, c'est que statistiquement, avoir un diplôme du supérieur scientifique réduit cette proportion. En conséquence, Gérald Bronner suggère d'insister sur des enseignements qui vont à l'encontre des pentes naturelles de l'esprit — et qui ont souvent une coloration scientifique.
Il demande aussi que les journalistes soient mieux formés à ces mêmes biais cognitifs et aux formes usuelles de légendes urbaines. Il appelle aussi à la formation d'un organe professionnel pouvant sanctionner les errements les plus graves de la profession. Enfin, il recommande une modification de la communication de la part des scientifiques, tant dans la forme que dans l'engagement.
Ce que j'en ai pensé
Je trouve que la lecture de ce livre est tout à fait recommandée. J'ai particulièrement apprécié la description des nombreux biais de l'esprit qui nuisent à une compréhension rationnelle du monde par l'ensemble d'entre nous. Ces biais sont utilisés, consciemment ou pas, par les tenants des croyances. La position de l'auteur sur le danger pour la démocratie, ou plus exactement sur la possibilité de prendre des décisions rationnelles en démocratie, est aussi largement fondée. Sur beaucoup de sujets où la technique est fort présente, on peut constater que ce n'est pas le consensus scientifique sur la question qui borne l'univers des possibles.
Les deux types biais qui m'ont semblé très pertinents. La première catégorie est celle liée à la logique mathématique et notamment aux probabilité conditionnelles. Ayant dans ma prime jeunesse suivi des cours de maths, je peux confirmer que les réflexes en la matière ne s'acquièrent qu'avec une certaine pratique et que même alors, ce n'est pas aussi naturel qu'on pourrait le penser. Ce cursus m'a aussi permis de m'apercevoir que les énoncés probabilistes étaient le meilleur exemple de l'énoncé pourri, celui qui vous induit en erreur. L'entrainement en la matière n'est certainement pas inutile, puisque j'ai trouvé que certains énoncés donnés dans le livre étaient incomplets pour qu'on puisse apporter une réponse. Il faut cependant remarquer une nouvelle fois que nombre d'exposés actuels sont en termes de probabilités ou de statistiques et qu'ils sont donc intrinsèquement difficiles à appréhender. On ne peut pas non plus facilement modifier l'énoncé d'un problème qui fait polémique pour le sortir de l'ambiguïté!
La deuxième catégorie est celle du biais que Gérald Bronner nomme «effet Fort» où l'argumentation procède par une logique d'accumulation et où tout ce qui est avancé en faveur d'une thèse n'a en fait même pas besoin de l'être. Je trouve que l'exposé de ce biais, dont la logique est celle de «il n'y a pas de fumée sans feu», trouve de nombreux échos dans le débat public actuel. Cela explique aussi la grande difficulté des contradicteurs «rationalistes»: pour répliquer il faut bien connaître les arguments de ses adversaires, ce qui est nettement plus difficile quand il y en a beaucoup! Les experts qui voudraient contredire se trouvent aussi parfois en position de concéder des points à ceux dont ils contestent les thèses. Ce faisant, ils renforcent la validité de la thèse adverse, même si le point concédé ne devrait pas logiquement venir en soutien de cette thèse. Pour contester efficacement une thèse farfelue, on conçoit alors que la motivation devient primordiale. Or cette motivation est un des aspects fondamentaux du prosélyte qui cherche à répandre sa croyance.
Ce qui m'amène à la critique principale du livre: les solutions proposées ne semblent pas à la hauteur du problème. Commençons par l'évolution de la communication de la part des scientifiques et experts. Outre que ceux-ci sont souvent mal préparés à intervenir dans les médias, en partie faute de la motivation propre aux prosélytes, il faut bien constater que recourir aux biais de l'esprit amène sur une pente glissante et à pouvoir répandre des croyances. Pour prendre un exemple, je vais partir d'un élément contenu dans le livre: un sondage a trouvé que 65% des français pensent que respirer l'air des villes est aussi dangereux que fumer du tabac (figure 12, p19). Il m'est difficile de ne pas rapprocher cela des fameux 42000 morts des particules, qui sortent tout droit de la communication qui a entouré une étude scientifique sur la question, et dont j'ai tenté de montrer, tant bien que mal, que ces morts n'avaient rien de comparable aux morts du tabac. User des biais de l'esprit emporte donc à mon sens un certain nombre de risques que les tenants de la rationalité peuvent à bon droit rechigner à prendre.
L'enseignement de la logique mathématique aux journalistes me semble se heurter à un obstacle de taille: le manque de goût qu'ont sans doute ceux-ci pour les maths! En effet, s'ils ont choisi une autre voie d'enseignement, c'est sans doute que les maths n'étaient pas leur matière préférée. Et on voit là que statistiquement le fait que les journalistes soient de formation littéraire les rend plus sensibles aux croyances, notamment dans les domaines techniques. Toujours sur le sujet des journalistes, si on peut certainement blâmer la situation du marché de l'information pour la qualité du traitement, ce ne peut être le seul élément. La malhonnêteté de certains ou leur idéologie les conduit à privilégier et répandre des croyances. Le cas du témoignage de Djamel
, jeune homme qui prétendait avoir été violé par Dominique Baudis mais dont on avait coupé au montage les déclarations comme quoi il se disait aussi fils de Michael Jackson et violé par Sarkozy, est exemplaire à ce sujet: c'est là un acte qu'il est difficile de qualifier autrement que de malveillant. Quant à espérer un virage vers un journalisme de qualité tombant moins dans le piège de l'urgence, on risque de prolonger la tendance à la segmentation du marché par préférences politiques … et on risquerait alors de voir plus de reportages du type de celui où on va à la rencontre des électro-hypersensibles sans aucune distance critique.
Au final, ce livre me semble salutaire en ce qu'il expose clairement un certain nombre de biais dont nous pouvons tous être victimes, ce qui est un premier pas pour essayer de s'en prémunir. Le livre est aussi convaincant dans l'enchainement qui cause la piètre qualité du débat public sur nombre de question à forte composante technique. Mais, même si l'auteur se veut optimiste en présentant ses solutions, il est difficile de ne pas finir la lecture de ce livre plus pessimiste qu'on ne l'a commencée.
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