La taxe des petits malins
Par proteos le 30 octobre 2013, 19:14 - Impôts - Lien permanent
Le gouvernement a aujourd'hui décidé de reporter sine die l'application de l'écotaxe, officiellement taxe poids lourds, suite aux manifestations qui se sont déroulées en Bretagne.
À première vue, l'écotaxe ressemble à une taxe d'usage: plus on roule, plus on paie, le produit net de la taxe est affecté à l'organisme étatique chargé des projets d'infrastructures. Cependant, contrairement à une véritable taxe d'usage, les voitures particulières sont exonérées, ainsi que d'autres poids lourds parmi lesquels les véhicules de secours et … les citernes de lait. Des abattements sont prévus pour certains endroits, dont la caractéristique principale est d'être peu pourvus en autoroutes. À part les grandes routes, le reste est exonéré, un des buts avoués de la taxe est de favoriser les canaux et le train. On remarque aussi que plus le poids lourd respecte une norme anti-pollution récente et moins le poids lourd consomme de pétrole, moins il paie. C'est aspect est naturel puisque cette taxe a été décidée après le fameux Grenelle de l'Environnement. Il semble donc qu'il s'agit en fait de taxer la consommation de carburant, on y reviendra.
Un article des Échos sur la genèse de cet impôt particulier, on constate aussi que d'autres raisons ont présidé à cette remarquable invention. L'appât du gain que l'exemple allemand a provoqué: peu importe que le réseau allemand ne connaisse pas le péage. Les reports de trafic vers l'Alsace créent aussi un allié, les élus alsaciens, qui ne veulent pas de ce nouveau trafic. Enfin, la privatisation des autoroutes a privé l'organisme qui s'occupe des infrastructures de la plupart de son financement.
La complexité de la taxe ne cesse d'étonner. Elle nécessite la pose de portiques le long des grandes routes partout en France et l'enregistrement de l'ensemble des camions circulants. Une telle infrastructure demande un entretien important, ce qui fait que la collecte coûte 250M€, soit un quart des recettes totales. Penser qu'une gestion publique aurait fait mieux n'est pas fondé: les radars automatiques coûtent plus de 200M€.
Alors, pourquoi ne pas avoir simplement rogné la ristourne fiscale sur le diesel dont bénéficient les poids lourds? Le risque aurait alors été le blocage de grandes villes ou plus simplement des raffineries. Pour amadouer les éventuels protestataires, les transporteurs routiers ont été autorisés à extérioriser le coût de cette taxe auprès de leurs clients dont la grande distribution, en sus des autres exonérations accordées: aux laitiers, aux Bretons, etc. Le report dans un futur indéterminé en 2008 a aussi permis de reporter à plus tard la protestation et de se lier les mains en préparation de cette contestation très prévisible lorsque le moment de payer allait s'approcher. Enfin, créer une taxe particulière permettait de l'affecter et s'empêcher de déshabiller les investissements dans les infrastructures pour boucler le budget.
Évidemment, l'heure de passer à la caisse a fini par se préciser et il s'avère que la taxe aurait dû s'appliquer à partir de l'année prochaine. Et tout s'est passé de façon défavorable. Les donneurs d'ordres ont négocié comme avant auprès des transporteurs, et la taxe allait se répercuter suivant la théorie de l'incidence fiscale. Il s'avère que dans l'agro-alimentaire, c'est à court terme les agriculteurs qui paient. Comme une bonne part du transport s'effectue en fait dans les derniers kilomètres et que les abords des grandes villes sont dépourvus d'autoroutes à péages, ceux qui pensaient être à l'abri car en «cycle court» se sont aperçus qu'en fait, ils allaient payer.
On a là un concentré de l'impéritie de l'état français. Une taxe pour décourager l'usage d'un produit qui se raréfie — même le PDG de Total dit que les quantités extraites chaque année vont baisser la prochaine décennie — et qui est responsable d'une bonne part du réchauffement climatique — un tiers des émissions dues à la combustion d'hydrocarbures au niveau mondial — est légitime, mais personne ne sait comment la faire accepter. Germe alors l'idée de la faire par une voie détournée, en persuadant ceux qui pourraient bloquer la mesure qu'ils ne paieront pas, en se liant les mains et en reportant l'application à une époque où il est probable que le pouvoir aura changé de mains. Bien sûr, pour que l'illusion fonctionne, la complexité de la taxe est très élevée et demande des investissements pour mettre en place un système de recouvrement. L'illusion se dissipe et le nouveau gouvernement ne sait toujours pas comment faire accepter cette augmentation de taxes. Ce manque d'argent oblige alors à mettre en veilleuse certains projets d'infrastructures, faute de financement. On sait aussi que ces deux aspects, moins de consommation de pétrole et disposer de rentrées fiscales pour financer les infrastructures, font consensus entre les différents partis. Au fond, les politiques ne savent plus comment faire accepter des actions qu'ils jugent légitimes, que ce soit pour financer l'action de l'état ou pour éviter des évènements néfastes.
Commentaires
Quelques questions techniques :
"Cependant, contrairement à une véritable taxe d'usage, les voitures particulières sont exonérées,"
Quel est le coût d'un km de voiture par rapport à celui d'un camion? Est-ce que la TIPP ne couvre pas déjà largement redevance routière + taxe CO2?
Ne pouvait-on pas utiliser les radars automatiques pour identifier les camions?
Est-ce qu'une étude d'impact a été faite?
Parmi toutes les inepties qui sont sorties par les gauchistes contre ce projet qui m'a l'air inepte, le coût du dédit : en quoi annuler la taxe coûterait un seul euro aux français?
En toute logique, cela ne devrait rien coûter du tout!!! Quand un particulier annule une commande d'un objet, ou un voyage, l'annulation ne coûte jamais rien, et souvent permet de faire une économie : on ne paye pas 100 % du prix quand on annule.
Sauf bien sûr si le coût de l'annulation dont il est question est un coût par rapport à l'alternative que constitue l'usage d'une machine à remonter le temps permettant de désigner le contrat signé. (Comme le coût du kWh nucléaire est calculé en supposant une machine à remonter le temps permettant de dé-créer le CEA.)
En revanche, je vois dans la privatisation de la perception un très gros problème : et le secret commercial? Toutes les sociétés devront communiquer à un groupe (étranger, en prime!) l'ensemble des mouvements de leurs camions... cela ne pose pas comme un soucis de renseignement économique?
Est-ce que les portiques permettent de compter les véhicules non concernés par la taxe?
Pourrait-on savoir si les véhicules légers augmentent après la mise en place de la taxe?
simple-touriste,
pour le coût d'une voiture vis-à-vis d'un camoin, vous voulez parler de l'entretien des routes. Je n'ai pas cherché d'étude universitaire, vu que de toute façon, ça doit dépendre du type de revêtement. Le ministère allemand de l'environnement clame qu'un 40t use 60k fois plus la route qu'une voiture particulière. Personnellement, j'ai quelques doutes, la vérité doit être probablement bien en deçà.
Par ailleurs, une taxe d'usage des routes ne prend pas en compte la consommation d'essence. C'est différent: la taxe à l'usage, c'est comme le péage autoroutier qui n'a aucun impact a priori sur le niveau de taxation de l'essence. Cependant, la fameuse taxe poids lourds dépend de la norme moteur respectée et donc du niveau de consommation du carburant. Rouler implique aussi forcément de brûler du carburant, ce qui fait que la consommation de diesel est un bon indicateur des km parcourus et bien plus simple à taxer que de regarder qui passe sur quelle route.
Sur la question des portiques, il ne faudrait sans doute pas grand'chose pour qu'ils soient capables de repérer les voitures particulières s'ils ne le sont pas déjà. Après tout, les radars savent déjà repérer la plupart des véhicules. Combiner radars et portiques créerait sans doute quelques problèmes de libertés publiques: avec les portiques on a là une infrastructure permettant potentiellement de contrôler les mouvements de tout un chacun. La seule limite est la capacité à traiter les données. Alors combiner ça avec les radars, ce serait un peu inquiétant.
L'indemnité en cas d'annulation n'est pas étrange: après tout la société concessionnaire a investi et embauché des gens. Si finalement, ça ne se fait pas, ils vont devoir démonter tous ces portiques et licencier. Bref, de l'argent a été et est engagé en cas de dédit de l'état. Je répondrais à un tel appel d'offres, je mettrais moi aussi une telle clause dans le contrat pour me protéger du risque politique, que je le juge probable ou pas, d'ailleurs.
Il n'y a peut-être pas eu d'étude d'impact juste pour cette taxe, parce qu'elle a été créée par la loi de finances pour 2009 (article 153). Vu les quantités de documents engendrées à chaque loi de finances, on peut supposer que le rendement a été évalué à l'époque, mais il faudrait fouiller dans la documentation de l'époque, ce que je n'ai pas le courage de faire. En plus, le projet a évolué entretemps et il y a eu 4 versions de l'article en question, comme le montre legifrance.
"Si finalement, ça ne se fait pas, ils vont devoir démonter tous ces portiques et licencier."
Pour le démontage "gratuit", il suffit de laisser faire les Bretons, lol.
En effet, les machins ont été construits. C'est fait. Donc :
Maintenant, c'est fait (ou presque, d'après ce que je lis, le système n'est pas 100 % opérationnel), il faut assumer : de toute façon, l'Etat français va devoir payer; et l'Etat, c'est nous, volontairement ou non.
Mais il n'y a pas là dedans de coût de changement d'avis, juste un coût de mise en application. (Et pour le démantèlement, on ne parle pas d'une chaudière nucléaire et d'acier activé!)
Il est trop tard pour échapper à ça.
Un peu comme si on avait construit un pont, et qu'on s'aperçoive qu'il est horriblement cher, et pas du tout indispensable, mais qu'il ne sert à rien de ne pas l'ouvrir à la circulation parce qu'il ne coûtera pas un centime de moins si on ne l'utilise pas... sauf qu'un pont même non indispensable et trop cher peut rapporter aux utilisateurs un gain de temps. Il peut être amorti (au moins en partie). On peut mettre ou ne pas mettre une redevance d'usage du pont, mais la redevance n'est pas le rendement du pont, c'est une façon de mettre à contribution plus ceux à qui le pont profitent que ceux qui n'en tirent aucun avantage. Le rendement du pont, pour la population, est l'avantage qu'il procure, ce n'est pas un concept purement financier.
Qu'on ne raconte pas que les portiques-balises-GPS éco-taxatoires peuvent être amortis par ce qu'ils "rapportent" en terme de rentrées fiscales : ce que le système rapporte est ce qu'il coûte aux transporteurs. Au mieux, on pourrait dire qu'il rapporte ce que les transporteur étrangers vont payer comme taxe, qu'ils ne payent pas en terme de TIPP et autres taxes nationales.
Le système ne fait que taxer des routes qui existaient déjà. Si la France était une île, avec uniquement des transporteurs français (je veux dire, déclarés et taxés en France, même si les capitaux, les employés... sont étrangers), ce système ne serait qu'un impôt ridiculement cher à collecter. Dans ce cas, le système serait un investissement au rendement nul.
La France n'est pas une île, donc ce système pourrait permettre, s'il fonctionnait optimalement (j'en doute), d'éviter les effets d'optimisation fiscale aux frontières. Et je me demande si c'est le plus simple et plus efficace système qui permettrait cela.
Le rendement ne doit pas être calculé comme ce que le système coûte à l'Etat par rapport à ce qu'il rapporte à l'Etat! On devrait comparer ce qu'il coûte à l'Etat et (ce qu'il rapporte par rapport à une autre taxe sur le transport). Dire que le système rapporte 20 % à la société qui le fait fonctionner (ce qui est "trop" semble t-il) n'a aucun intérêt puisqu'il suffirait d'augmenter la taxation pour obtenir un pourcentage inférieur! (Et je pense que ce genre de taxe ne va faire qu'augmenter, puisque le but est de rendre le transport de masse économiquement non rentable.)
La justification du système ne peut être une rentrée fiscale, comme on l'entend dire, mais une efficacité fiscale supérieure (ce qui est plus difficile à évaluer évidemment).
Au final, le système est cher pour une couverture routière très partielle; si on voulait le généraliser à toutes les routes, il faudrait multiplier l'infrastructure par combien? J'ai peur que ça soit monstrueux.
C'est peut être le plus choquant : ce truc complexe et cher est troué.
@Proteos
«un 40t use 60k fois plus la route qu'une voiture particulière.»
Dans mon souvenir, les dommages fait à la route par le passage d'un véhicule augmentaient comme le carré de la masse du véhicule. Cela peut tout à fait expliquer ce facteur 60 dont parle le ministère allemand de l'environnement (c'est d'ailleurs bizarre, parce que dans mon souvenir, qui date de l'époque où j'ai passé le permis voiture, c'était plutôt de l'ordre d'un facteur 100... mais depuis, il faut dire que les voitures particulières se sont encore alourdies).
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@ simple-touriste
«En toute logique, cela ne devrait rien coûter du tout!!! Quand un particulier annule une commande d'un objet, ou un voyage, l'annulation ne coûte jamais rien, et souvent permet de faire une économie : on ne paye pas 100 % du prix quand on annule.»
Malheureusement, ça n'est vrai que lorsque vous annulez bien longtemps que la prestation ne commence. Et surtout, quand vous n'avez pas encore commencé à payer.
Dans le cas contraire, vous ne récupérerez pas toujours votre mise. Pensez par exemple aux arrhes de réservation, que vous perdez en cas d'annulation. Pensez aussi aux billets de train, dont certains ne sont ni échangeables, ni remboursables si au bout du compte, vous ne prenez pas ce train-là (même si vous annulez plusieurs semaines avant le départ du train).
De manière générale, dès qu'il y a de facto un contrat, implicite ou explicite, entre le fournisseur de services et son acheteur, l'acheteur ne récupère pas 100 % de ce qu'il est censé payer au final, sauf à avoir souscrit une assurance annulation. Et il n'est guère surprenant que l'État français n'ait pas pris ce type d'assurance dans le cas de la taxe poids lourds...
Et dans les contrats de fourniture de services entre entreprises, les clauses de sortie sont toujours explicitées (en particulier, quel coût pour celui qui se dédie). Que l'État français doive payer un certain montant compensatoire parce qu'il se dédie au moment où la fourniture de services avait déjà commencé est donc parfaitement compréhensible.
Enfin, et à ma connaissance, c'est le principal coût de cette suspension/abandon-qui-ne-dit-pas-son-nom, c'est le fait que les recettes que l'État devait tirer de cette taxe (~800 M€/an, c'est ça ?). C'est une moins-value, certes, mais jusqu'à présent, dans son budget, l'État comptait aussi sur cette rentrée d'argent... qui s'est envolée. Donc d'une certain manière, ça aussi, c'est un coût pour lui.
@Proteos
Heu.. Je n'avais pas vu le "k" derrière le 60... Effectivement 60 000 fois, ça fait vraiment beaucoup. Et j'ai oublié un zéro en tapant le facteur que j'avais en mémoire (mille fois, pas cent)
"Dans mon souvenir, les dommages fait à la route par le passage d'un véhicule augmentaient comme le carré de la masse du véhicule."
La masse ou de la pression au sol?
"jusqu'à présent, dans son budget, l'État comptait aussi sur cette rentrée d'argent..."
Ah bon, pourtant on avait expliqué que l'écolo taxation se faisait à pression fiscale constante...