15 janvier 2014

De la contestation de la loi de programmation militaire

En décembre dernier, une loi de programmation militaire a été adoptée. Comme les précédentes, elle prévoit des crédits d'investissement pour acheter des armes et du matériel — destinés à être rabotés —, des subsides pour financer des opérations à l'étranger — destinés à être dépassés — ainsi que des possibilités légales supplémentaires d'action pour les services de sécurité. C'est le cas d'un article qui a créé la polémique et installe dans la loi un droit d'accès administratif aux données de connexion.

Cet article a suscité l'ire de l'association des entreprises vivant d'Internet et celle des activistes favorables à la liberté sur Internet. Ces réactions, il est vrai quelque peu tardives, ont suscité des réponses de la part des promoteurs du texte, le député Urvoas et le sénateur Sueur. Un des premiers points avancés est que les contestataires ont partie liée aux géants américains du web, impliqués dans le programme PRISM de la NSA. On ne peut que remarquer que ces derniers n'ont pas forcément toujours été consentants, et que ce type d'argument tend à renforcer l'image du barbouze paranoïaque, pour qui toute contradiction est le fait de l'ennemi.

Le principal de l'argumentation porte en fait sur les garanties institutionnelles apportées par la loi. Le problème est que des affaires plus ou moins récentes ne donnent pas forcément confiance dans un tel système, soit parce qu'il a été contourné, soit parce que le contrôle n'a pas empêché des dérives. C'est ainsi que David Sénat a été viré de son poste de conseiller au ministère de la Justice parce que ses appels téléphoniques ont été épluchés, les services se retranchant tant bien que mal derrière un article de la loi de 1991 sur les écoutes qui n'était de toute évidence pas prévu pour cela. On se rappelle aussi que Julien Dray avait fait l'objet d'une enquête de Tracfin, sans doute suscitée par l'importance des mouvement de fonds que provoque son passe-temps de collectionneur de belles montres. Cette enquête s'était transformée en enquête sur la gestion — certes emprunte d'une légèreté étonnante — de SOS Racisme, alors que les liens entre Julien Dray et cette association portaient sur des montants bien plus faibles. À l’occasion du débarquement de David Sénat, Jean-Louis Bourlanges, révolutionnaire bien connu, avait déclaré que chacun sait que dès que vous avez une responsabilité plus ou moins importante, vous êtes écouté, ce qui montre une confiance toute relative dans l'efficacité des institutions en place. Or, c'est à la même institution — la CNCIS — qu'on confie le pouvoir de surveiller ces services, qui ont visiblement une vision extensive de ce qui leur est autorisé, lors de l'usage de ce nouveau pouvoir légal.

L'argumentation des 2 parlementaires se rapproche ainsi quelque peu de celle des partisans de la légalisation des stupéfiants: il vaut mieux réguler que de laisser faire dans l'illégalité. À la lecture de l'analyse de la loi dans son ensemble par un vieil habitué, on se rend compte qu'il s'agit surtout de légaliser des pratiques policières. Toutes les mesures prises au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, soi-disant à titre temporaire, ont finalement été, avec cette loi, actées à titre définitif. Il faut bien constater que cette loi s’inscrit dans la continuité de ce qui s'est fait ces 10 dernières années sous les gouvernements de droite. Même si l'avis de l'avocat général de la CJUE laisse présager la fin de ces mesures de surveillance, on peut comprendre la déception des opposants à ce genre de mesures.

Cette déception explique sans doute en partie l'aspect outrancier de certaines réactions qui crient à la dictature: les opposants de la surveillance ont l'impression que c'est la seule façon d'obtenir quoi que ce soit. Ce fut le cas lors des lois Hadopi, par exemple. Elle explique aussi que les deux parlementaires se soient fendus d'une explication: les opposants à la surveillance se pensent sans doute de gauche, ou en tout cas, pensent y avoir trouvé plus d'alliés qu'à droite. La contestation par la gauche de diverses mesures (Hadopi, lois mémorielles, certains blocages administratifs de sites web, etc.) les a sans doute confortés dans cette opinion. Cependant, force est de constater que la gauche est aussi friande de lois restreignant la liberté, notamment d'expression, que la droite. La première loi sécuritaire de l'après 11 septembre a aussi été votée sous le gouvernement de Lionel Jospin. Quant à la Hadopi, après avoir lutté contre ce type de surveillance, il n'est plus question que de la fusionner avec le CSA.

D'aucuns, souvent déjà acquis à la cause, ont suggéré aux contestataires de faire plus de politique. Cependant, s'il y a aussi peu de monde dans ces groupes de pression, c'est qu'en fait, la question des libertés publiques suscite une grande apathie parmi la population française. Et que le nombre de convaincus est faible. Les questions qui ont réussi à mobiliser le grand public sont celles où il était touché directement, comme la Hadopi. Pour le reste, les idées libérales ayant quasiment disparu du débat en France, il ne faut pas espérer qu'une vision suspicieuse des pouvoirs de surveillance de l'état ou qu'une conception de la liberté d'expression proche du Premier Amendement séduisent énormément de monde. Si le Chaos Computer Club allemand arrive à rassembler du monde, c'est que la méfiance envers les pouvoirs de police de l'état est bien réelle. Au fond, ce que l'émotion autour de la loi de programmation militaire nous apprend, c'est que le nombre des opposants aux mesures de surveillance est faible en France et que leur seule chance de se faire entendre, c'est de combiner hurlement à la dictature et mesure qui touche directement le public. On ne peut pas dire que ce soit porteur d'un dialogue raisonné avec les politiques, malheureusement.

18 mars 2012

Gêneur

C'est à la suite, fort à propos, d'un tweet qu'on découvre une affaire d'importance rapportée par Sud-Ouest et la République des Pyrénées. Un prévenu se voyait menacé de 6 mois de prison et 9000€ d'amende — sanction que le législateur a, depuis, dans sa grande sagesse, porté à 1 an de prison et 15000€. L'objet du délit était d'avoir recueilli des espèces d'oiseaux en grand danger en France, à savoir deux merles blessés et deux œufs de pinsons qu'il a fait couver. Il avait gardé ces volatiles dans ses volières, où des pandores les avaient découverts. Car le prévenu n'était pas n'importe qui: il anime un club d’ornithologie et remporté divers prix pour son élevage de rossignols du Japon, il devait sans doute être connu dans la région pour sa passion des oiseaux. Relaxé en première instance, il était convoqué en appel, l'administration, conformément à la tradition, ne laisse pas courir impunément de tels individus. À l'action publique s'est jointe l'action civile de la Ligue de protection des oiseaux qui réclame 1500€ de dommages et intérêts à l'impudent.

Ce qu'on reproche à l'amoureux des oiseaux, ce n'est pas d'avoir maltraité des animaux ou mis en danger des espèces menacées. Au contraire, ce qu'on lui reproche, c'est d'avoir empiété sur un monopole d'état. En France, il est en effet interdit de détenir sans autorisation expresse de l'état des animaux reconnus comme sauvages, c'est-à-dire ne figurant pas sur la liste limitative des animaux domestiques et encore faut-il que ces derniers ne trouvent pas leur origine dans la nature «sauvage» comme dans le cas des pinsons. L'atavisme administratif conduit donc l'état à poursuivre sans relâche tous les contrevenants à la règle qu'il a lui même édictée, la justifiant de manière circulaire.

Le cas des demandes de ligue de protection des oiseaux est tout aussi intéressant. Rien ne l'empêchait de rester l'arme au pied, surtout que la section locale lui avait dans le passé confié des oiseaux. On peut encore constater que la tactique des écologistes a encore porté ses fruits: petit à petit se construit un cadre légal et moral où les associations de la «société civile» sont reconnues comme les seuls défenseurs de la nature sauvage, sans égards aux conséquences sur les êtres humains. Leur idéologie les conduit à séparer les comportements en deux catégories, où le bien se distingue facilement du mal. Sont bons des actes qui se rapprochent d'un passé mythique, l'agriculture biologique, l'électricité éolienne et solaire, la coexistence séparée avec les animaux sauvages, avec de bons samaritains seuls autorisés à réparer les empiètements du vulgaire. Pour répandre une telle idéologie, il faut bien disposer d'une chaire qui vous donne le pouvoir de promulguer des édits moraux.

C'est donc ainsi qu'avec le concours de l'état s'est construit un monopole sur la bonté et la bienfaisance, qu'il faut bien désormais défendre chèrement. En faisant payer 1500€ deux merles et deux pinsons vivants, la LPO évalue ainsi ces animaux au prix de l'or, ce qui est incompréhensible si on n'y intègre pas la valeur de ce monopole sur la bonté. Il faut bien ça pour chasser les gêneurs les plus ennuyeux, ces manants qui croient pourvoir bien faire par eux-mêmes.

12 juillet 2011

Réouverture de la chasse aux français

Le jeudi 7 juillet dernier, l'Assemblée Nationale a adopté une proposition de loi visant à mettre en place une carte d'identité biométrique. Le Sénat l'avait votée le 31 mai dernier. Cette nouvelle carte d'identité viendrait remplacer celle qui a été mise en service en 1995, autrefois dite sécurisée. Elle se présenterait comme l'actuelle, mais avec en sus la mention de la couleur des yeux et surtout une puce contenant au surplus les images des empreintes digitales. Pour faire bonne mesure, toutes ces données seraient conservées sur un serveur centralisé, ne faisant qu'un avec le système des passeports biométriques. La proposition prévoit aussi qu'une 2e puce, facultative, puisse être adjointe pour authentifier l'utilisateur auprès de divers organismes tant privés que publics.

Les auteurs et le gouvernement — qui s'est montré très favorable à cette initiative spontanée — arguent que ce nouveau titre d'identité combattra efficacement ce fléau qu'est l'usurpation d'identité. Comme on va le voir, on peut mettre en doute leur sincérité. Comme Jean-Marc Manach l'écrit très bien sur Owni.fr et sur son blog, le plus probable est qu'il s'agisse de remplacer l'actuel fichier policier des empreintes digitales ne comptant que les personnes qui sont passées entre les mains de la maréchaussée par un fichier contenant la quasi-totalité de la population française.

Un coût élevé

La première question qu'on peut se poser est de savoir quel est le coût financier de ce nouveau titre. Le citoyen curieux en est pour ses frais, les propositions de loi n'étant pas tenues de préciser les coûts encourus par la collectivité, mais seulement de prévoir un gage, c'est-à-dire de lever un impôt supplémentaire en tant que de besoin. Ce gage fut levé, comme il en a l'opportunité, par le gouvernement lors de la discussion au Sénat. Claude Guéant, ministre de l'intérieur, se garda alors de donner quelque information à ce sujet.

Cependant, le citoyen a toutefois de la chance. Il se trouve qu'en 2009, la Cour des Comptes fut saisie par Michèle André pour informer le Parlement du coût du passeport biométrique. Ce rapport provoqua une certaine émotion lorsqu'il apparut que l'état faisait un profit substantiel, facturant 89€ un document lui en coûtant 55. Une lecture rapide de ce document nous apprend que pendant les 5 premières années, une telle carte d'identité coûterait 40€ pièce au minimum (tableau n°1).

Selon le rapport sénatorial, il y a 45M de cartes d'identité en circulation, 5M sont délivrées chaque année. Un tel programme coûterait donc 200M€/an. Or ce même rapport estime que le chiffre le plus crédible pour estimer la falsification des cartes d'identité est de 11000 cas par an. Ce qui met donc le coût de cette carte à 20k€ par infraction, seulement pour le coût de la carte en elle-même. On ignore en effet le coût en termes de travail de la police et de tracasseries supplémentaires causées au citoyen.

Il faut rappeler qu'on a ici pris l'estimation minimale de la Cour des Comptes pour ce type d'instrument. On peut donc se dire que le coût n'est certainement pas modique et se demander si ces 200M€ ne seraient pas mieux utilisés ailleurs, même à supposer que cette nouvelle carte résolve tous les problèmes d'usurpation d'identité, ce qui est loin d'être certain.

Un objectif loin d'être atteint

On peut aussi se poser la question de l'efficacité de la biométrie pour atteindre le but recherché, à savoir lutter contre l'usurpation d'identité. D'abord un premier point à remarquer est qu'il deviendra encore plus difficile à une personne abusée de faire valoir ses droits puisque, justement, le titre est censé être encore plus sécurisé. On pourra tout aussi bien la soupçonner de produire des faux que la personne passée avant elle pour se faire faire une carte d'identité à son nom et qui aura laissé ses empreintes digitales. Il faut remarquer que la loi ne prévoit absolument rien pour sécuriser les actes primaires d'état civil comme l'acte de naissance. Ce qui conduit aussi à penser que les empreintes seront détenues jusqu'après la mort du détenteur: il serait cocasse d'avoir à seulement produire un acte de décès contrefait pour sortir ses empreintes de la base de données. De plus, on apprend dans le rapport de la mission que ceux qui ont travaillé le ciment ne sont pas identifiables par leurs empreintes ce qui créera à n'en pas douter des vocations dans les métiers du bâtiment!

Ensuite, dans les relations avec des entreprises commerciales, les pièces d'identités ne sont que superficiellement vérifiées. Dans de nombreux cas, on doit simplement envoyer une photocopie de la pièce d'identité. La biométrie n'apporte strictement rien dans ces cas-là. Comme la puce commerciale ne serait pas obligatoire, les fraudeurs pourraient clamer ne pas en disposer. Ce qui fait que pour la plupart des démarches, une telle carte n'apportera aucune protection supplémentaire par rapport à l'actuelle carte. C'est ainsi que pour ce qu'expose l'inénarrable Christian Vanneste, rien ne changera. Il en ira de même avec les administrations qui dans la plupart des cas ne prendront pas la peine de vérifier les empreintes, mis à part une qui a une certaine expérience en la matière: la police.

On voit mal aussi quel est l'intérêt de la puce commerciale pour le citoyen alors qu'il dispose déjà de cartes de crédit, d'un certificat sécurisé délivré par les impôts directement disponible sur son ordinateur, etc.

Par contre, pour limiter les coûts, le citoyen devra se déplacer jusqu'à un centre équipé pour la prise de ses empreinte pour se faire établir une carte, alors qu'aujourd'hui se rendre dans une mairie, même de quartier, suffit. On imagine aussi que faire reconnaître que ses empreintes sont altérées du fait d'un accident ne sera pas une partie de plaisir, de façon sans doute à faire barrage à la fraude. Pour résumer, la balance entre les avantages et les inconvénients est très certainement défavorable pour le citoyen qui paiera donc plus pour avoir moins.

Le manque de sincérité de l'état

C'est alors qu'on doit bien dire que le seul bénéficiaire de cette carte est l'état policier. En premier lieu, telle que votée par l'assemblée, cette loi permet d'associer une empreinte digitale à une personne car on peut supposer que ce fichier couplé au fichier des empreintes digitales de la police contiendrait l'ensemble ou presque de la population française. Officiellement, cela ne servirait qu'à lutter contre l'usurpation d'identité. On est en droit d'en douter, vus la procédure utilisée et ce qui est arrivé à certains dispositifs qui ne devaient jamais être étendus à autre chose.

L'utilisation de la procédure de la proposition de loi permet d'éviter non seulement d'avoir à fournir une étude d'impact, mais aussi d'éviter divers gêneurs comme le Conseil d'État ou la CNIL. C'est ainsi que la CNIL n'a pas eu à se prononcer sur cette proposition de loi qui pourtant entre directement dans son champ de compétence. Le rapport de la commission sénatoriale mentionne d'ailleurs benoîtement que la CNIL avait déjà demandé à ce que de tels sujets fassent l'objet de projets de loi. C'est un fait que le ministère de l'intérieur est intéressé au passage de la loi telle qu'adoptée par l'assemblée, le ministre a milité contre une base de données ne pouvant servir à identifier directement les personnes.

L'expansion de l'usage de fichiers trouve un bon exemple avec le fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG) qui, créé par la loi Guigou en 1998, il ne devait à l'origine que conserver les empreintes des condamnés pour une infraction sexuelle. Il contient aujourd'hui les empreintes génétiques de tous les condamnés ainsi que les personnes entendues par la police sauf en matière de délits financiers. Il est vrai que l'ADN n'est pas utile lors d'enquêtes sur les délits financiers. Les empreintes des mis en cause constituent les trois-quarts des empreintes présentes dans le fichier. Ces dernières ne sont effacées qu'au bout de 25 ans, même si le mis en cause est innocenté. Ce fichier comptait fin 2009 presque 1.3M d'empreintes soit 2% de la population française.

D'une certaine façon l'extension à d'autres infractions est déjà actée. En effet, les services spécialisés dans le terrorisme peuvent déjà accéder aux fichiers des cartes d'identité. Les enquêteurs peuvent aussi accéder à tout fichier tant que les besoins de l'enquête le demandent (articles 60-1, 77-1-1, 99-3 du code de procédure pénale). Si le fichier des passeports n'est pas vraiment concerné (par exemple, les services anti-terroristes n'ont pas accès aux empreintes digitales), c'est à cause de son objectif; pour ce qui est du fichier créé par cette loi, il est explicitement prévu qu'il soit utilisé à des fins pénales, et encore pour une infraction mineure. Il ne s'écoulera sans doute pas longtemps avant qu'un fait divers soit exploité pour agrandir la liste des délits permettant l'utilisation de ce fichier, tellement la tentation sera grande.

La duplicité du gouvernement amène aussi à se poser d'autres dispositions et du potentiel qu'elles recèlent. Il s'agit là d'extrapolations, mais il s'agit aussi de voir jusqu'où on peut pousser la logique du texte. L'article 1 du texte paraît ainsi anodin en ne faisant que préciser que la carte d'identité prouve votre identité, jusqu'à preuve du contraire, mais que la preuve est libre. Cette précision est étrange car la mission d'information qui a précédé cette proposition de loi s'est interrogée sur le trop grand nombre de titres d'identité. On peut ainsi voir dans cette précision le germe d'une restriction de la preuve aux seuls passeport et carte d'identité auprès de l'administration. Cela pourrait s'avérer très intéressant pour l'administration des impôts en commençant à lier l'identité de la personne avec ses transactions via la puce commerciale. En effet, l'état s'astreindra à enregistrer les transactions transitant par ce biais, ce qui pourra donner lieu à des recherches en cas de soupçon fiscal avec l'énorme avantage de pouvoir les lier avec certitude à une personne identifiée, ou même de partir du nom de la personne pour regarder quelles transactions sont effectuées. À ce titre, il faut noter que le comportement de l'état n'est certainement pas exemplaire. Sous cette législature, le fisc s'est servi d'une liste volée à HSBC, Tracfin s'est intéressé au cas de Julien Dray et d'associations anti-racistes pour des raisons qui resteront mystérieuses.

On a vu que la puce commerciale ne résoudra rien de ce qu'elle est censée résoudre, notamment du fait son côté facultatif. On pourra donc revenir sur ce sujet à l'avenir, en arguant que l'inefficacité sera corrigé par l'obligation d'en disposer et de s'en servir pour certaines transactions comme l'octroi d'un prêt. Cela serait bien pratique pour alimenter les logs de transactions facilement consultables par le fisc.

Pour conclure, ce fichier ne présentant aucune garantie technique, une utilité extraordinairement faible par rapport à son coût, on est fondé à se demander comment l'état pourrait rentabiliser un tel investissement. Il faut dire que son comportement ces dernières années n'inspire qu'une confiance modérée dans ses intentions et sa sincérité. Au vu du potentiel d'une telle carte, on ne peut que se demander si la réouverture de la chasse aux français ne pointe pas à l'horizon.

2 novembre 2010

Un gouvernement à l'écoute

En 1993, l'affaire des écoutes de l'Élysée éclatait. Il apparaissait que personnes de la cellule anti-terroriste de l'Élysée avaient organisé des écoutes téléphoniques visant une grande quantité de personnes. La plupart des personnes écoutées n'avaient qu'un lointain rapport avec le terrorisme, on y trouvait par exemple l'actrice Carole Bouquet, mise sur écoute à cause de son compagnon d'alors qui intéressait lui aussi ladite cellule. Il s'agissait alors de toute évidence surtout de prévoir l'éclosion d'éventuels scandales en tous genres et de savoir ce que disaient certaines personnes à des postes politiquement sensibles. Un des motifs d'écoute était l'existence de Mazarine Pingeot, fille naturelle de François Mitterrand, que le vulgaire ignorait encore. Un autre motif était le suivi par les journalistes d'affaires sensibles comme les Irlandais de Vincennes. La cellule fut dissoute à la fin du premier septennat de François Mitterrand. Une loi fut aussi votée en 1991 pour acter les conditions dans lesquelles les écoutes téléphoniques sont légales — ce qui veut dire entre autres qu'auparavant les écoutes étaient illégales. Cette loi prévoit que des écoutes pouvaient être réalisées par le pouvoir exécutif seulement si:

  1. Elles sont ordonnées par le Premier Ministre. Ce dernier est donc l'autorité responsable du déroulement des ces écoutes.
  2. Ces écoutes doivent grosso modo concerner la sécurité nationale ou l'espionnage.
  3. Elles doivent être approuvées par la une commission ad hoc, la CNCIS (commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité). Cette dernière ne dispose que d'un pouvoir de contrôle a posteriori, mais elle doit donner son accord au maximum dans les 7 jours suivant l'ordre du Premier Ministre.

En avril 2010, une rumeur selon laquelle les époux présidentiels ne seraient pas strictement monogames apparaît et fait contre toute attente l'objet d'un démenti officiel, alors que la règle dans la politique française est de ne jamais commenter ce type de rumeurs. On apprend aussi que l'Élysée soupçonne l'ancienne ministre de la justice Rachida Dati d'être à l'origine de cette rumeur, sans qu'on sache vraiment ce qui fonde ces préventions. En effet, selon Carla Bruni, Il n'y a aucune enquête de police, alors que quelques heures plus tard, Bernard Squarcini, directeur de la DCRI (renseignements intérieurs), affirmait avoir été chargé d'identifier la source.

En juillet 2010, l'affaire Bettencourt se poursuivait et prenait l'allure d'un feuilleton. On apprenait par exemple que Liliane Bettencourt faisait usage de 50k€ d'argent liquide par semaine ou encore que des personnalités politiques venaient de temps en temps chercher des enveloppes. On retrouvait les PVs d'audition dont l'encre était à peine sèche dans les journaux. Un record est certainement détenu par le Figaro, pour sa publication des procès verbaux de la deuxième audition de Claire Thibout, ancienne comptable personnelle de Mme Bettencourt. Le Monde, quant à lui, publiait le 18 juillet des extraits des déclarations à la police de Patrice de Maistre, intendant de Mme Bettencourt. Le 13 septembre, ce même journal annonce porter plainte pour violation du secret des sources. Le gouvernement aurait ordonné à la DCRI d'identifier la source du Monde, en faisait notamment usage des factures détaillées des abonnements des téléphones portables. Cette source serait David Sénat qui est aussitôt identifié promu dans un placard à balais, la mise en place de la Cour d'appel à Cayenne; on attend toujours l'identification de la source exceptionnelle du Figaro.

Suite à cela, le Canard Enchaîné publie 3 semaines de suite des articles sur ce sujet, les 22 et 29 septembre et le 6 octobre. Selon ces articles, les services de police font illégalement usage de l'article 20 de la loi sur les écoutes qui prévoit des écoutes aléatoires sur le spectre radio sans nécessité d'en référer à la CNCIS. Cette pratique est basée sur une autorisation du Premier Ministre à procéder de la sorte. Cette autorisation fut donnée lors que des méthodes similaires furent découvertes par la même CNCIS. Il s'agit donc d'une façon de continuer des pratiques interdites déjà découvertes par d'autres moyens. Suite à la plainte contre David Sénat, le procureur de Paris a demandé les éléments à charge contre lui à la DCRI qui avait affirmé avoir mené des vérifications techniques; il se voit opposer le secret défense, de même que dans les années 90, le secret défense avait été opposé à l'enquête sur les écoutes de l'Élysée. Il a été procédé de même pour débusquer Rachida Dati comme source de la rumeur. Il faut bien dire que l'explication du Canard est extrêmement plausible car il est difficile de connaître la source d'une rumeur sans remonter aux contacts des gens qui la diffusent. Non seulement, comme le Canard le narre, on peut logiquement soupçonner le gouvernement de consulter sans retenue les factures détaillées, mais aussi de prendre connaissance du contenu de ces communications et notamment des SMS.

Ainsi, le gouvernement piétine allègrement les procédures donnant quelques garanties aux citoyens contre l'arbitraire. Il fait procéder à des enquêtes sans titre, puisqu'il ne dépose plainte qu'une fois découverts les auteurs et que, de toute évidence, nous ne sommes pas dans le cas d'un flagrant délit. Il fait mener des actes éminemment attentatoires aux libertés individuelles sans s'embarrasser des procédures placées là pour éviter les cas les plus criants d'abus. On ne saurait limiter le secret des correspondances au seul contenu: le fait même de savoir qu'on a appelé quelqu'un peut porter atteinte à sa vie privée, il suffit de songer aux relations sentimentales cachées. Et lorsqu'il s'agit de révéler les éléments à charge, ceux-ci ne sont pas consultables. Il piétine tout aussi allègrement les institutions en se moquant de la CNCIS chargée de contrôler les écoutes administratives. Il est scandaleux de constater que les règles ne comptent pour si peu, les droits des personnes pour rien.

En outre, ces déviances s'intègrent tout à fait dans l'analyse de la société de défiance, portée par Yann Algan et Pierre Cahuc. La société de défiance n'est pas limitée aux domaines économiques, elle s'étend dans divers aspects de la société. Comment faire confiance à d'autres quand ils sont prêts à faire fi des règles, légales ou simplement traditionnelles, quand cela les arrange? L'état n'est d'ailleurs pas en reste dans ce domaine, il est sans doute un des acteurs qui engendre le plus de défiance, de part son pouvoir et l'usage de l'arbitraire qui n'est jamais loin. Dans le cas présent, alors que les citoyens sont droit d'attendre qu'on respecte leur vie privée et qu'en conséquence des formes soient mises quand on les surveille voire qu'on les espionne, il est difficile de croire que ceux qui interviennent dans le débat public se sentent tranquilles. Pour preuve, l'intervention le 18 septembre de Jean-Louis Bourlanges dans l'émission Médiapolis (entre 3'45 et 7'). Il y déclare notamment:

  1. Que chacun sait que dès que vous avez une responsabilité plus ou moins importante, vous êtes écouté
  2. J'applique à mes propres conversations — insuffisamment d'ailleurs — le principe de précaution

Quand on sait de quelle façon est traitée la piétaille, il est difficile de se dire que ceci ne concerne que quelques personnes s'intéressant de près aux affaires touchant le parti au pouvoir. Le fait est que ceci montre que faire confiance à l'administration et, dans le cas présent, à la police est une aventure de tous les jours.

Un autre aspect à noter est que les institutions avaient été mises en place pour éviter les dérives du premier septennat de François Mitterrand ainsi que celles probables des époques précédentes. À l'époque, comme il a été narré plus haut, il s'est entre autres agi d'affaires sentimentales ainsi que d'essayer d'anticiper ou de réagir rapidement à la sortie d'affaires dans la presse. Il est extraordinairement frappant que, de nouveau, l'absence d'une quelconque contrainte en la matière induit exactement les mêmes dérives. On cherche qui répand des rumeurs touchant les relations amoureuses et à savoir qui alimente la presse et quelles sont les intentions des journalistes. Le problème, c'est que cette fois-ci, on voit mal quel pourrait être le remède. Si le gouvernement a le droit d'effectuer des écoutes, c'est qu'il existe effectivement des motifs légitimes. Il est par exemple impossible ou presque de démasquer des espions pouvant menacer, comme au temps de l'URSS, la défense nationale sans recourir à des écoutes. Le piétinement des institutions rend les solutions improbables. Comment croire que le gouvernement n'utilisera pas de nouveau un prétexte fondé sur du vent ou tout simplement le secret pour, quand cela l'arrangera, se passer de ces contrôles bien embêtants? De fait, on peine à imaginer des procédures satisfaisantes et comment le pouvoir pourrait être arrêté par un autre pouvoir tout en préservant la possibilité d'écoutes.

Un aspect qui reste mystérieux est l'absence de réaction médiatique d'ensemble. Alors que cette affaire semble une redite de dérives passées, les réactions ont été mesurées, au point qu'on puisse considérer comme Jean-Louis Bourlanges que cette histoire a fait flop. Le Monde relate régulièrement les événements liés à ses plaintes, le Canard continue à publier des articles sur les conditions dans lesquelles ces écoutes se sont réalisées. Cela montre tout de même une banalisation de cette intrusion dans la vie privée. Le fait que les députés du parti au pouvoir ne trouvent rien de mieux que de renvoyer l'opposition à ses turpitudes passées en scandant Mitterrand, Mitterrand montre aussi, s'il en était besoin, qu'être au pouvoir obscurcit quelque peu le jugement.

On pourra se consoler en se disant qu'en la matière, le gouvernement exauce sans doute le vœu de nombreuses personnes, être écouté. Quoi de mieux que d'être écouté dès lors qu'on a une responsabilité? On entend aussi souvent les personnes intervenant dans le débat public se plaindre du manque d'écoute du gouvernement. Ces événements montrent qu'il n'en est rien, au contraire, le gouvernement est toujours très intéressé.

14 octobre 2010

Retour sur Tracfin & Julien Dray

À la fin de l'année 2008, des informations sont publiées par les journaux Le Monde et Le Parisien selon lesquelles Julien Dray est soupçonné de divers délits financiers au détriment de plusieurs associations proches du PS comme SOS Racisme. En janvier 2009, l'Est Républicain publie une note de Tracfin relatant divers mouvements sur les comptes de Julien Dray, de personnes qu'il connaît ainsi que d'associations dont il est proche. Ainsi, il est fait mention de mouvements qui peuvent sembler douteux aux yeux du vulgaire entre les comptes des associations et ceux de leurs responsables. Julien Dray n'est pas un de ces responsables mais en est un proche, et des mouvements connexes visant ses comptes sont mentionnés, dont des mouvements très importants liés à sa passion pour les montres de collection. Bref, ces informations mettent en cause l'honnêteté de certaines personnes engagées en politique mais aussi jettent le discrédit Julien Dray en faisant connaître les sommes importantes qu'il engage dans sa passion. Quoiqu'il puisse être intéressant pour le public de connaître de la gestion de certaines associations intervenant dans le débat public et dont la conception de la rigueur comptable ne semble pas correspondre aux standards actuels en la matière, on peut s'interroger sur plusieurs points douteux.

Le premier est de savoir s'il est sain de voir étaler la vie privée, même d'un homme politique, alors que celle-ci n'a pas d'influence directe sur les positions dans le débat public. Les réactions suite à la publication de la note sont à cet égard révélatrices. Autant sinon plus que les pratiques douteuses dans la comptabilité de SOS Racisme, la passion de Julien Dray et les montants mis en œuvre constituent un motif d'opprobre. Trouver un moyen de jeter un jour peu flatteur sur cette passion est aussi une occasion de nuire à la carrière publique de Julien Dray. La manière dont a été révélée la note montre aussi une certaine déloyauté puisque Julien Dray n'en aura connaissance que par l'Est Républicain, alors que des articles ont déjà été publiés dans la presse un mois auparavant. Julien Dray a exprimé lui-même son point de vue dans une suite d'entretiens (parties 1, 2, 3, 4). La lenteur proverbiale de la justice (ou de la police, en l'occurrence) française participent aussi de ce côté nuisible. Cette affaire ne s'est conclue qu'à la fin de l'année 2009 par un simple rappel à la loi… Un an pour procéder à des vérifications de comptabilité!

Le deuxième est la manière dont le rapport a été monté et notamment le point de départ. Ce point est nettement plus spéculatif, car on ne saura jamais réellement quel est le point de départ. Il y a 2 hypothèses principales, soit Tracfin a été d'abord alerté sur les mouvements des comptes des proches de SOS Racisme, soit par les mouvements sur le compte de Julien Dray. La première hypothèse semble assez bizarre dans la mesure où les chèques qui auraient transité sont de quelques milliers d'euros au plus, pour des gens qui ne sont sans doute pas des smicards. On sait aussi que certains peuvent retirer 50000€ en liquide toutes les semaines sans que l'alerte ne soit donnée. La deuxième hypothèse, c'est que ce sont les mouvements sur qui ont donné l'alerte chez Tracfin. Julien Dray manie des sommes importantes du fait de sa passion. Ces sommes peuvent alerter Tracfin car elles représentent sans doute parfois une année de son indemnité de député. Julien Dray est aussi le centre de l'enquête, non seulement on parle de SOS Racisme, mais aussi de l'association qu'il a fondé comme véhicule de soutien à son action d'homme politique. Dans les deux cas, l'action de Tracfin est nettement plus intrusive que le fait de regarder s'il n'y a pas blanchiment d'argent ou fraude fiscale. Dans la première hypothèse, pourquoi aller s'interroger sur l'association de Julien Dray? Dans la seconde, comment se fait-il qu'en partant des mouvements de fonds finançant sa passion, Tracfin regarde aussi les comptes de proches alors que les mouvements vers et de ceux-ci sont d'un ordre de grandeur plus faible? Il semble que dans ce cas comme dans bien d'autre, un organisme profite de son pouvoir d'enquête et de surveillance officiellement limité à certaines infraction pour mener en fait une surveillance opportuniste nettement plus générale. En clair, si Tracfin n'outrepasse pas ses droits légaux, sa légitimité est mince quand il s'agit de procéder à des enquêtes de ce type, sur la légalité de la comptabilité d'individus ou d'associations. Ces vérifications relèvent en fait du pouvoir habituel du fisc, pouvoir qui jouit d'ailleurs de contraintes affaibli par rapport à d'autre enquêtes. Le fisc enquête régulièrement sur la comptabilité d'entreprises et d'associations et procède certainement à des redressements pour celles qui en ont une conception trop exotique. Mais on voit mal pourquoi un organisme dédié à des infraction a priori plus graves vient faire ici.

Pour finir, une conclusion que ceux qui entretiennent une dispendieuse passion peuvent tirer est qu'il vaut mieux avoir des réserves d'argent hors de la vue de tels organismes. Cela leur permet non seulement d'échapper aux ennuis pour eux-mêmes mais aussi de protéger les gens avec qui ils ont des relations courantes de la curiosité de l'état. On conçoit bien que les convictions et le métier d'homme politique de gauche de Julien Dray l'empêchent d'utiliser de tels moyens, mais cela n'est pas valable pour tout le monde. Ce n'est pas la moindre des ironies que d'encourager ainsi des gens honnêtes à utiliser des moyens dont seuls les délinquants ou les criminels devraient avoir vraiment intérêt à se servir.